Molière, tirade de l’hypocrisie, extrait de l’acte V
scène 2 de Dom Juan :
DON
JUAN, à Sganarelle
Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à
la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme
de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui,
et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui
l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose
rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la
censure et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est
un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit
en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société
étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les
bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que
chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours
les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des
grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien
crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement
les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la
religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus
méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les
connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit
parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et
deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire.
C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes
affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin
de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert,
je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai
défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire
impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions
d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi.
Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et
garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des
intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je
les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets,
qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les
accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée.
C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit
s’accommode aux vices de son siècle.
****
Jean Giraudoux, Electre (Scène finale, « L’Aurore ») :
UN SERVITEUR. Fuyez, vous
autres, le palais brûle !
PREMIÈRE EUMÉNIDE. C'est la
lueur qui manquait à Électre. Avec le jour et la vérité, l'incendie lui en fait
trois.
DEUXIÈME EUMÉNIDE. Te voilà
satisfaite, Électre ! La ville meurt !
ÉLECTRE. Me voilà satisfaite.
Depuis une minute, je sais qu'elle renaîtra.
TROISIÈME EUMÉNIDE. Ils
renaîtront aussi, ceux qui s'égorgent dans les rues ? Les Corinthiens ont donné
l'assaut, et massacrent.
ÉLECTRE. S'ils sont innocents,
ils renaîtront.
PREMIÈRE EUMÉNIDE. Voilà où
t'a menée ton orgueil, Électre ! Tu n'es plus rien ! Tu n'as plus rien !
ÉLECTRE. J'ai ma conscience,
j'ai Oreste, j'ai la justice, j'ai tout.
DEUXIÈME EUMÉNIDE. Ta
conscience ! Tu vas l'écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se
préparent. Sept ans tu n'as pu dormir à cause d'un crime que d'autres avaient
commis. Désormais, c'est toi la coupable.
ÉLECTRE. J'ai Oreste. J'ai la
justice. J'ai tout.
TROISIÈME EUMÉNIDE. Oreste ?
Plus jamais tu ne reverras Oreste. Nous te quittons pour le cerner. Nous
prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. Adieu. Nous ne le lâcherons
plus, jusqu'à ce qu'il délire et se tue, maudissant sa sour.
ÉLECTRE. J'ai la justice. J'ai
tout.
LA FEMME NARSÈS. Que
disent-elles ? Elles sont méchantes ! Où en sommes-nous, ma pauvre Électre, où
en sommes-nous !
ÉLECTRE. Où nous en sommes ?
LA FEMME NARSÈS. Oui, explique
! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque
chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour
se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que
l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents
s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se
lève ?
ÉLECTRE. Demande au mendiant.
Il le sait.
LE MENDIANT. Cela a un très
beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.
****
Edmond Rostand - "Non merci", extrait de Cyrano de Bergerac :
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'esprit vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci. Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci. Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci.
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci. Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ?
Non Merci. Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse: " Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? "
Non, merci. Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci !Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et, modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'esprit vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci. Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci. Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci.
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci. Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ?
Non Merci. Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse: " Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? "
Non, merci. Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci !Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et, modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Merci à Jehanne pour cette contribution,
et à tous ceux qui la jouent dans nos veillées.
****
Jean Racine, Bérénice (Tirade finale de Bérénice) :
BERENICE, se levant
Arrêtez, arrêtez. Princes
trop généreux,
En quelle extrémité me
jetez-vous tous deux !
Soit que je vous regarde,
ou que je l'envisage,
Partout du désespoir je
rencontre l'image.
Je ne vois que des pleurs,
et je n'entends parler
Que de trouble, d'horreurs,
de sang prêt à couler.
(à Titus)
Mon coeur vous est connu,
Seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu
soupirer pour l'empire.
La grandeur des Romains, la
pourpre des Césars
N'a point, vous le savez,
attiré mes regards.
J'aimais, Seigneur,
j'aimais : je voulais être aimée.
Ce jour, je l'avouerai, je
me suis alarmée :
J'ai cru que votre amour
allait finir son cours.
Je connais mon erreur, et
vous m'aimez toujours.
Votre coeur s'est troublé,
j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut
point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour
l'univers malheureux,
Dans le temps que Titus
attire tous ses voeux
Et que de vos vertus il
goûte les prémices,
Se voie en un moment
enlever ses délices.
Je crois, depuis cinq ans
jusqu'à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d'un
véritable amour.
Ce n'est pas tout : je
veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort
couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos
ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez :
je ne vous verrai plus.
(à Antiochus)
Prince, après cet adieu,
vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de
quitter ce que j'aime,
Pour aller loin de Rome
écouter d'autres voeux.
Vivez, et faites-vous un
effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez
votre conduite.
Je l'aime, je le fuis :
Titus m'aime, il me quitte.
Portez loin de mes yeux vos
soupirs et vos fers.
Adieu : servons tous trois
d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre
et la plus malheureuse
Dont il puisse garder
l'histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m'attend.
Ne suivez point mes pas.
(à Titus)
Pour la dernière fois, adieu,
Seigneur.
ANTIOCHUS
Hélas !