Blaise Pascal, Les Pensées :
« Il est juste que ce qui est juste soit suivi
; il est nécessaire que ce qui est fort soit suivi. La justice sans force est
impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est
contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice
est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela
faire en sorte que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit
juste.
La justice
est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi
on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la
justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était
juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que
ce qui est fort fût juste... Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la
justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier
la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent
ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien. »
****
Anselm Grün :
Tout
ce que nous faisons à des répercussions sur le monde. Chacune des pensées que
nous exprimons produit un effet. Albert Einstein a dit un jour:
"Une
fois qu'on a formulé une pensée, on ne peut plus la rattraper." Elle se
déploie dans les esprits et, par voie de conséquence, dans la société toute
entière. Même nos décisions quotidiennes agissent sur notre entourage. Si nous choisissons
la joie ou le déplaisir, nous ne sommes pas seuls concernés. Notre choix se communique
aux autres et, à travers eux, au monde entier. Voilà pourquoi, par nos
décisions quotidiennes -qu'il s'agisse d'actions, de pensées ou de sentiments-
nous engageons notre responsabilité à l'égard de nous-mêmes et du monde.
Cela
signifie aussi que, par nos décisions, nous produisons un effet sur notre
monde. Nos pensées, nos sentiments, nos œuvres, notre rayonnement, tout cela
agit. Dès lors, il n'est pas indifférent que nous soyons guidés par des pensées
agressives et destructrices ou que nous tâchions d'être en accord avec
nous-mêmes. Par ce que nous faisons, par ce que nous sommes, nous creusons un
sillon en ce monde. Nos actes et nos pensées nous mettent toujours en rapport
avec d'autres. Il est de notre devoir de rendre ce monde plus humain et plus
aimant. C'est déjà ce que disait Sophocle dans sa tragédie Antigone, où il
rappelait les hommes à leur responsabilité: "je ne suis pas là pour haïr,
mais pour aimer". Telle est l'alternative. Si nous choisissons l'amour,
nous ferons du bien aux autres. Si nous optons pour la haine, nous engendrerons
les désastres.
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Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (Extrait):
Je
veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire
dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui
tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires
plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est
comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis
particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses
concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne
les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste
encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus
de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé,
régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si,
comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il
ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il
aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.
Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et
le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins,
facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur
industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur
ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C'est
ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre
arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et
dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a
préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et
souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après
avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et
l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout
entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées,
minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux
et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la
foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les
dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on
agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il
gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque
nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le
gouvernement est le berger.
J'ai
toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je
viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec
quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas
impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.
****
Albert Camus, L'homme révolté (Extrait):
La révolte naît du spectacle de la
déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan
aveugle revendique l'ordre au milieu du chaos et l'unité au cœur même de ce qui
fuit ou disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et
que se fixe ce qui jusqu'ici s'écrivait sans trêve sur la mer. Son souci est de
transformer. Mais transformer, c'est agir, et agir, demain, sera tuer, alors
qu'elle ne sait pas si le meurtre est légitime. Elle engendre justement les
actions qu'on lui demande de légitimer. Il faut donc bien que la révolte tire
ses raisons d'elle-même, puisqu'elle ne peut les tirer de rien d'autre. Il faut
qu'elle consente à s'examiner pour apprendre à se conduire.
[…]
Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un
homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme
qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute
sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu
de ce "non" ?
Il signifie, par exemple, "les
choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous
allez trop loin", et encore, "il y a une limite que vous ne
dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On
retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l'autre
"exagère", qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de
laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de
révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée
intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement
l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de…". La révolte
ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque
part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il
affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut
préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en
lui quelque chose qui "vaut la peine de…", qui demande qu'on y prenne
garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de
droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.
En
même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte
une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même.
Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit,
qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque là, il se taisait au moins,
abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est
acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien et
,dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme
l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence
le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il
désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait
sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est
préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais
tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. […] Le surgissement du
Tout ou Rien montre que la révolte, contrairement à l'opinion courante, et bien
qu'elle naisse dans ce que l'homme a de plus strictement individuel, met en
cause la notion même d'individu. Si l'individu, en effet, accepte de mourir, et
meurt à l'occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu'il se
sacrifie au bénéfice d'un bien dont il estime qu'il déborde sa propre destinée.
S'il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu'il défend, c'est
qu'il se place au-dessus de lui-même. Il agit donc au nom d'une valeur, encore
confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu'elle lui est commune avec
tous les hommes. On voit que l'affirmation de la impliquée dans tout acte de
révolte s'étend à quelque chose qui déborde l'individu dans la mesure où elle
letire de sa solitude supposée et le fournit d'une raison d'agir. Mais il
importe de remarquer déjà que cette valeur qui préexiste à toute action
contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est
conquise au bout de l'action. L'analyse de la révolte conduit au moins au
soupçon qu'il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement
aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s'il n'y a , en
soi, rien de permanent à préserver ? C'est pour toutes les existences en même
temps que l'esclave se dresse, lorsqu'il juge que , par tel ordre, quelque
chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu
commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et l'opprime, on une
communauté prête.
[…]
Cette folle générosité est celle de
la révolte, qui donne sans tarder sa force d'amour et refuse sans délai
l'injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie
présente et à ses frères vivants. C'est ainsi qu'elle prodigue aux hommes à
venir. La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent.
La révolte prouve par là qu'elle est
le mouvement même de la vie et qu'on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son
cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et
fécondité, ou elle n'est rien. […] Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons
déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu'elle soit. Par delà le
nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le
savent.
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Ermès Ronchi, Le petit livre de L’Espérance (Extraits) :
Que l’espérance soit ta musique intérieure. Proclame que tu crois en ces choses : « Toujours
prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l’espérance qui est
en vous. » (1 P 3, 15) Rends compte de cette espérance avant tout à toi-même,
ensuite travaille pour tes espérances et défends-les à tout prix, ne les
abandonne pas dans l’oubli, fais-les chanter en toi.
L’espérance est la porte de la
vérité, au travers de laquelle passent les pourquoi, les projets, passe le
futur. Garde-la et elle te gardera. Faire résonner l’espérance est une
invitation à nous répéter nos idéaux – l’homme a autant de force qu’en ont ses
idéaux ! – à nous rappeler notre vocation et ce que nous aimons, à nous
demander ce qu’est vraiment la joie. La vitalité de la vie spirituelle part de
la conscience de ce qui crée une joie durable dans le cœur. La boussole de la
joie permet de s’orienter sur la carte de la vie. Cela commence dès le matin,
quand, à chaque réveil, je me demande : que me réserve de beau cette nouvelle
journée ? Et que puis-je faire, à mon niveau, pour la rendre plus agréable pour
moi et pour les personnes que je rencontre ? Parce que le bonheur ne peut
jamais être solitaire et il doit rechercher le don : on n’est pas heureux tout
seul, on n’est pas heureux par hasard. Et même s’il y a des raisons pour
maudire, les hommes ne seront jamais heureux s’ils n’apprennent pas à bénir, à
dire du bien du monde, de l’autre, du ciel, de leurs proches, de Dieu et du
plus petit brin d’herbe. Celui qui sait bénir sait regarder avec sympathie. Et
celui qui regarde la vie avec sympathie lui a déjà confectionné un habit de
fête.
(...)
Notre premier travail consiste à savourer, goûter,
profiter de l’importance et de la beauté de chaque grain du jour, chaque goutte, chaque miette de vie : la caresse
chaude du soleil, la couleur d’une fraise, la douceur d’une étreinte, les
petites feuilles du grain poussées sans que tu ne saches comment. Avoir un cœur
qui écoute la caresse continue de celui qui donne une profondeur et une joie
unique à tout ce que je vis et qui me dit : « Par amour pour moi, réjouis-toi
en moi, parce que de toutes les choses, celle-ci est celle qui me plaît le
plus. » (Julienne de Norwich) Aucune seconde de la journée ne restera en dehors
de l’espérance, aucune virgule ni même un cheveu ne sera perdu.
J’ai reçu un message de vœux d’un
ami : « Pour un instant, passer resplendissant même si personne ne regarde ton
regard étincelant. » Une mère a attendu toute la nuit et son fils n’est pas
guéri ; une épouse a pleuré jour après jour et son mari n’est pas revenu ; le
nénuphar a fleuri dans l’étang et personne ne l’a vu ; une fleur s’est épanouie
dans le bois et personne n’a senti son parfum ; un rossignol a chanté dans la
nuit sans se soucier que quelqu’un l’écoute ; un moine a prié longuement toute
la nuit et personne ne le saura jamais. Ils sont en train de confectionner la
robe de mariée de notre terre. Leur travail n’est pas de réussir ou de
récolter, mais de partir, jour après jour, pour semer en toute saison. Ce gaspillage de beauté et d’espérance me
donne la force, me montre la bonté étouffée des choses. Je crois au
printemps des cœurs, l’unique qui ne soit pas une question de climat ou de
saison. Le printemps des cœurs est une opération audacieuse : chaque
pâquerette, chaque marguerite, pour sourire au milieu du pré, contente de ses
couleurs, a dû traverser des nuits et des déserts, a dû engager des batailles
sans pitié. Le printemps des cœurs libère les possibilités. Pour guérir, ce
n’est rien de perdre sa propre vie, celle de toujours, celle qui a le même
visage que d’habitude, pour parier sur la nouveauté qui l’habite, sur la vertu
des commencements.
Le monde fleurit si je fleuris,
change si je change, devient nouveau si je deviens une nouvelle créature. Je
m’engage, alors, non pour réorganiser le monde, non pour le refaire sur mesure,
mais pour l’aimer dans l’espérance. L’espérance vient ainsi, comme l’attente
d’une aube à l’autre, un regard qui resplendit pour un instant, une fleur dans
le bois, un chant dans la nuit, une petite fille aux pieds nus, les premiers
pas de la paix, un habit de fête désiré, un pas de plus, une note ajoutée dans
une chanson sans parole, qui ne finira jamais.
Merci à Laetitia pour cette contribution.
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Jerzy Popiełuszko, prêtre catholique polonais, né le 14 septembre 1947 a été assassiné à l'âge de 37 ans le 19 octobre 1984. Il était aumônier de Solidarnosc.
Voici quelques extraits de l'une de ses homélies inspirée du texte Le peuple et le gouvernement de L. Krolikowski au cours d’une messe pour la Patrie en Août 1982 :
« …Si l’aveugle conduit d’autres aveugles,tous atterrissent dans le même fossé. Et que dire de l’aveugle qui essaye d’imposer, même par la violence, sa direction aux voyants ? ...Oui, personne ne peut enlever à un Peuple sa responsabilité d’avoir à exercer par lui-même sa souveraineté, l’unique mission qui peut et qui doit incomber au gouvernement est de servir le Peuple et de le guider, sans contrainte aucune, derrière les flambeaux de Vérité et de Justice. Au gouvernement qui abandonne sa position de serviteur fidèle et dévoué, le Peuple refuse toujours son obéissance fidèle et spontanée. (…) Son premier devoir est de ne pas se soumettre à la domination du tyran, comment pourrait-il maintenir autrement sa dignité et sa liberté de Peuple souverain ?
Voici les caractères essentiels de tout gouvernement légitime : Il doit demeurer sans faillir dans le rôle de serviteur. Il doit donner des preuves constantes de dévouements au Peuple. Il doit toujours obéissance à la Vérité et à la Justice. Il doit toujours vouloir et savoir traduire dans les faits les idéaux et tout ce qui est reconnu comme droit par les esprits les plus doués et les plus vertueux. Il doit être réellement capable de créer le bonheur commun n’exigeant pas plus de chacun que ce qu’il ne puisse et ne veuille donner librement, et cela sans avoir besoin de recourir ni à la violence ni à aucune forme de contrainte envers les gouvernés. Un gouvernement qui ne possède d’autres moyens d’intervention que la force, n’est pas un gouvernement, mais usurpation,blasphème, vol à main armée ; le Peuple se trouve face à lui dans la situation du voyageur calme et inoffensif qui rencontre en chemin un bandit armé,audacieux et rusé… ».
Merci à Vincent pour cette contribution.
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Chantal Delsol, Le
souci contemporain (Extrait) :
Cependant, les réalisations et évènements incroyables qui
ont changé la face des sociétés dans le sens du « bien », c’est-à-dire toujours
dans le sens de la conciliation et de la solidarité ne sont pas le résultat de
projets rationnels de transformation, d’idéologies ou d’utopies. Tout cela n’a
pu se produire que par la patience de la volonté interminable, qui ne lâche
jamais prise. Il a fallu, dans tous les cas, guetter sans cesse les fractures
par où s’engage la malfaisance, saisir le moment opportun pour proposer des
paix autrement impossibles, veiller quand sommeille le système adverse, ruser
petitement contre les égoïsmes qui se méfie des grandes ruses. Travail de
fourmi et de titan : de fourmi, parce que jamais découragé ni prétentieux ; de
titan, parce que toujours plus acharné et plus certain de soi que n’importe
quel adversaire.
Toutes les grandes victoires que nous avons gagnées contre
la guerre, la misère, ou l’oppression, ont utilisé peu ou prou les armes de la
raison et cependant n’ont été rendu possible que par cette persévérance à
espérer certaines réalisations que les sociétés semblaient ne même pas contenir
en germe. Mais cette persévérance dans le combat se double d’une vigilance à
l’être sans laquelle elle n’est rien. Il ne suffit pas de dire non au mal et de
concocter des plans grandioses contre lui. Ce serait de lutter avec l’esprit de
géométrie contre un adversaire doté de l’esprit de finesse. Il faut dire non,
mais avec une attention patiente et acharnée à la réalité du monde. (…)
L’homme de l’utopie idéologique et l’homme de l’utopie du
progrès, qui sont les frères jumeaux d’un même œuf se trouvaient en position
d’expectative. Ils attendaient l’avenir radieux ou le dénouement de nos
problèmes. Et l’attente signifie que le temps suffit, tant que l’on remplit des
conditions précises. Mais notre contemporain s’aperçoit qu’il faudra remplacer
l’attente par l’attention : redevenir celui qui espère, s’il le faut
l’inespérable, armé de sa vigilance tenace. Cela ne veut pas dire que le second
doit agir tant que l’autre se contentait d’attendre comme on le fait pour un
train – quoiqu’il y ait quelque chose comme cela dans cette aveugle confiance
en l’histoire. L’homme du progrès se trouvait devant un travail de défrichage.
Il lui fallait, croyait-il, arracher le Mal pour toujours. L’homme de la
vigilance arrose patiemment quelques graines admirables, susceptibles de lutter
contre la mauvaise herbe. L’homme du progrès supposait que l’advenue de ce
qu’il attendait passait par une rationalité calculée, et à cet égard il
ressemblait à ce fonctionnement caricatural qui peut rentrer chez lui le soir
sans plus penser à son travail. Car il n’imaginait pas que la réalité pourrait
jouer des tours à sa raison, ou se montrer plus intelligente que lui. Tandis
que l’homme de la vigilance doit se trouver sur le pont jour et nuit, et passer
ses dimanches par pertes et profits. Il ne peut se fier les yeux fermés ni aux
institutions, ni aux acteurs, ni à lui-même, car il doit tous les jours se
posait à nouveau la question de savoir si les moyens et les fins correspondent
et se trouvent les uns et les autres à la bonne place. Il ne possède aucune
garantie, et demeure toujours aux aguets. On dira que cette situation est
épuisante. C’est vrai. Mais c’est l’unique moyen d’obtenir et encore sans
certitude aucune, un bonheur espéré et parfois inespérable.
L’homme du progrès croyait que le bonheur futur lui était
dû. L’homme de la vigilance sait qu’il
porte une dette à l’égard du monde. L’attitude de vigilance appelle l’idée
d’une dette à combler. Et c’est bien pour cela que notre contemporain qui se
targue de ne rien devoir à personne, préfère demeurer le plus longtemps
possible dans le monde clos et chaud de l’utopie. L’homme de la vigilance
estime qu’il a le monde en garde présent et avenir mêlé. Il répond
personnellement de la paix et de la justice future. Il se porte garant de cet
avenir quelque aléatoire qu’il paraisse et même si rien ne semble l’annoncer.
Il se veut comptable d’une promesse parce que porteur de dettes : on est
veilleur que de ce qui vous a été confié.(…)
Si en ce sens nous pouvons parler d’une obligation à l’égard
du monde futur, il faut ajouter que les contours et la définition de cette
obligation change à travers le temps. Il y a eu des époques d’injustice où
l’homme de la vigilance se trouvait davantage en charge de la justice, et des
siècles permanentes, où il se trouvait davantage en charge de la paix à
accomplir. Chaque moment de l’histoire espère ce dont il manque. C’est pourquoi
on peut parler d’un rôle spécifique de chaque génération, au sens par exemple
où nous trouvons aujourd’hui en attente de réparations, les immenses dégâts
laissés par le communisme. Cela ne signifie pas que chaque génération répond à
son rôle de manière satisfaisante. Mais elle nait et grandit, en tout cas, face
à un chantier en attente, qui la sollicite, et qui lui trace les contours de sa
dette historique. C’est dans l’ampleur de ce travail à accomplir qu’elle peut
espérer jusqu’à l’inespérable, c’est-à-dire le miracle historique, à condition
de cultiver la vigilance.
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Michel Piquemal :
Toujours l'Homme se dresse pour refuser l'insoutenable.
Et les mots jaillissent de sa bouche, durs et beaux comme des cris. La colère
se fait chant, la révolte se fait verbe... Et c'est Rimbaud, Maïakovski,
Artaud, Jules Vallès ou Walt Whitman, prêtant leur souffle à cet éternel refus
d'accepter un monde inhumain. Que serait un homme sans cette petite lumière,
que serait-il sans cette conscience, cette saine fureur qui lui fait redresser
la tête, dire non, même au péril de sa vie?... dût-il être banni comme Hugo,
condamné à mort comme Vallès ou périr comme Giordano Bruno !
La vie et le monde s'acharnent à nous rogner les ailes,
mais c'est notre devoir absolu de nous efforcer en retour de les étendre, le
plus large possible. Je dis non, je refuse, j'accuse, je mets en doute.. je me
révolte donc je suis.
Mais aujourd'hui, qu'en est-il de la révolte, dans un
Occident qui semble s'essouffler, gagné par la lassitude, dépassé par l'ampleur
de ses problèmes ? La révolte aurait-elle sombré, emportée par la grande vague
de la fin des idéologies ? Ne nous y fions pas car la belle est coriace. On n'a
pas sa peau aussi facilement. Toujours la révolte couve, au sein de la jeunesse
dont elle reste éternellement la fiancée de cœur. Pareille au Phénix, elle
renaît de ses cendres pour échauffer le sang des jeunes générations. C'est donc
aux adolescents que sont dédiées avant tout ces Paroles de Révolte car, selon
la formule d'Alain, «l'individu qui pense contre la société qui dort, voilà
l'histoire éternelle, et le printemps aura toujours le même hiver à vaincre ».