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Philosophie


Blaise Pascal, Les Pensées : 


 « Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est fort soit suivi. La justice sans force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire en sorte que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste... Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien. »

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Anselm Grün :
Tout ce que nous faisons à des répercussions sur le monde. Chacune des pensées que nous exprimons produit un effet. Albert Einstein a dit un jour:
"Une fois qu'on a formulé une pensée, on ne peut plus la rattraper." Elle se déploie dans les esprits et, par voie de conséquence, dans la société toute entière. Même nos décisions quotidiennes agissent sur notre entourage. Si nous choisissons la joie ou le déplaisir, nous ne sommes pas seuls concernés. Notre choix se communique aux autres et, à travers eux, au monde entier. Voilà pourquoi, par nos décisions quotidiennes -qu'il s'agisse d'actions, de pensées ou de sentiments- nous engageons notre responsabilité à l'égard de nous-mêmes et du monde.
Cela signifie aussi que, par nos décisions, nous produisons un effet sur notre monde. Nos pensées, nos sentiments, nos œuvres, notre rayonnement, tout cela agit. Dès lors, il n'est pas indifférent que nous soyons guidés par des pensées agressives et destructrices ou que nous tâchions d'être en accord avec nous-mêmes. Par ce que nous faisons, par ce que nous sommes, nous creusons un sillon en ce monde. Nos actes et nos pensées nous mettent toujours en rapport avec d'autres. Il est de notre devoir de rendre ce monde plus humain et plus aimant. C'est déjà ce que disait Sophocle dans sa tragédie Antigone, où il rappelait les hommes à leur responsabilité: "je ne suis pas là pour haïr, mais pour aimer". Telle est l'alternative. Si nous choisissons l'amour, nous ferons du bien aux autres. Si nous optons pour la haine, nous engendrerons les désastres. 

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Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (Extrait): 

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.

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Albert Camus, L'homme révolté (Extrait):
La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l'ordre au milieu du chaos et l'unité au cœur même de ce qui fuit ou disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et que se fixe ce qui jusqu'ici s'écrivait sans trêve sur la mer. Son souci est de transformer. Mais transformer, c'est agir, et agir, demain, sera tuer, alors qu'elle ne sait pas si le meurtre est légitime. Elle engendre justement les actions qu'on lui demande de légitimer. Il faut donc bien que la révolte tire ses raisons d'elle-même, puisqu'elle ne peut les tirer de rien d'autre. Il faut qu'elle consente à s'examiner pour apprendre à se conduire.
[…]
Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. Un esclave, qui a reçu des ordres toute sa vie, juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Quel est le contenu de ce "non" ?
Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin", et encore, "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. On retrouve la même idée de limite dans ce sentiment du révolté que l'autre "exagère", qu'il étend son droit au-delà d'une frontière à partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite. Ainsi, le mouvement de révolte s'appuie, en même temps, sur le refus catégorique d'une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d'un bon droit, plus exactement l'impression, chez le révolté, qu'il est "en droit de…". La révolte ne va pas sans le sentiment d'avoir soi-même, en quelque façon, et quelque part, raison. C'est en cela que l'esclave révolté dit à la fois oui et non. Il affirme, en même temps que la frontière, tout ce qu'il soupçonne et veut préserver en deçà de la frontière. Il démontre, avec entêtement, qu'il y a en lui quelque chose qui "vaut la peine de…", qui demande qu'on y prenne garde. D'une certaine manière, il oppose à l'ordre qui l'opprime une sorte de droit à ne pas être opprimé au-delà de ce qu'il peut admettre.
            En même temps que la répulsion à l'égard de l'intrus, il y a dans toute révolte une adhésion entière et instantanée de l'homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur, et si peu gratuit, qu'il le maintient au milieu des périls. Jusque là, il se taisait au moins, abandonné à ce désespoir où une condition, même si on la juge injuste, est acceptée. Se taire, c'est laisser croire qu'on ne juge et ne désire rien et ,dans certains cas, c'est ne désirer rien en effet. Le désespoir, comme l'absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien. Mais à partir du moment où il parle, même en disant non, il désire et juge. Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l'est pas. Toute valeur n'entraîne pas la révolte, mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. […] Le surgissement du Tout ou Rien montre que la révolte, contrairement à l'opinion courante, et bien qu'elle naisse dans ce que l'homme a de plus strictement individuel, met en cause la notion même d'individu. Si l'individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l'occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu'il se sacrifie au bénéfice d'un bien dont il estime qu'il déborde sa propre destinée. S'il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu'il défend, c'est qu'il se place au-dessus de lui-même. Il agit donc au nom d'une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu'elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l'affirmation de la impliquée dans tout acte de révolte s'étend à quelque chose qui déborde l'individu dans la mesure où elle letire de sa solitude supposée et le fournit d'une raison d'agir. Mais il importe de remarquer déjà que cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise au bout de l'action. L'analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu'il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s'il n'y a , en soi, rien de permanent à préserver ? C'est pour toutes les existences en même temps que l'esclave se dresse, lorsqu'il juge que , par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et l'opprime, on une communauté prête.
[…]
Cette folle générosité est celle de la révolte, qui donne sans tarder sa force d'amour et refuse sans délai l'injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants. C'est ainsi qu'elle prodigue aux hommes à venir. La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent.
La révolte prouve par là qu'elle est le mouvement même de la vie et qu'on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, à chaque fois, fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou elle n'est rien. […] Au bout de ces ténèbres, une lumière  pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu'elle soit. Par delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent.
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Ermès Ronchi, Le petit livre de L’Espérance (Extraits) :
Que l’espérance soit ta musique intérieure. Proclame que tu crois en ces choses : « Toujours prêts à la défense contre quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous. » (1 P 3, 15) Rends compte de cette espérance avant tout à toi-même, ensuite travaille pour tes espérances et défends-les à tout prix, ne les abandonne pas dans l’oubli, fais-les chanter en toi.
L’espérance est la porte de la vérité, au travers de laquelle passent les pourquoi, les projets, passe le futur. Garde-la et elle te gardera. Faire résonner l’espérance est une invitation à nous répéter nos idéaux – l’homme a autant de force qu’en ont ses idéaux ! – à nous rappeler notre vocation et ce que nous aimons, à nous demander ce qu’est vraiment la joie. La vitalité de la vie spirituelle part de la conscience de ce qui crée une joie durable dans le cœur. La boussole de la joie permet de s’orienter sur la carte de la vie. Cela commence dès le matin, quand, à chaque réveil, je me demande : que me réserve de beau cette nouvelle journée ? Et que puis-je faire, à mon niveau, pour la rendre plus agréable pour moi et pour les personnes que je rencontre ? Parce que le bonheur ne peut jamais être solitaire et il doit rechercher le don : on n’est pas heureux tout seul, on n’est pas heureux par hasard. Et même s’il y a des raisons pour maudire, les hommes ne seront jamais heureux s’ils n’apprennent pas à bénir, à dire du bien du monde, de l’autre, du ciel, de leurs proches, de Dieu et du plus petit brin d’herbe. Celui qui sait bénir sait regarder avec sympathie. Et celui qui regarde la vie avec sympathie lui a déjà confectionné un habit de fête.
(...)
Notre premier travail consiste à savourer, goûter, profiter de l’importance et de la beauté de chaque grain du jour, chaque goutte, chaque miette de vie : la caresse chaude du soleil, la couleur d’une fraise, la douceur d’une étreinte, les petites feuilles du grain poussées sans que tu ne saches comment. Avoir un cœur qui écoute la caresse continue de celui qui donne une profondeur et une joie unique à tout ce que je vis et qui me dit : « Par amour pour moi, réjouis-toi en moi, parce que de toutes les choses, celle-ci est celle qui me plaît le plus. » (Julienne de Norwich) Aucune seconde de la journée ne restera en dehors de l’espérance, aucune virgule ni même un cheveu ne sera perdu.
J’ai reçu un message de vœux d’un ami : « Pour un instant, passer resplendissant même si personne ne regarde ton regard étincelant. » Une mère a attendu toute la nuit et son fils n’est pas guéri ; une épouse a pleuré jour après jour et son mari n’est pas revenu ; le nénuphar a fleuri dans l’étang et personne ne l’a vu ; une fleur s’est épanouie dans le bois et personne n’a senti son parfum ; un rossignol a chanté dans la nuit sans se soucier que quelqu’un l’écoute ; un moine a prié longuement toute la nuit et personne ne le saura jamais. Ils sont en train de confectionner la robe de mariée de notre terre. Leur travail n’est pas de réussir ou de récolter, mais de partir, jour après jour, pour semer en toute saison. Ce gaspillage de beauté et d’espérance me donne la force, me montre la bonté étouffée des choses. Je crois au printemps des cœurs, l’unique qui ne soit pas une question de climat ou de saison. Le printemps des cœurs est une opération audacieuse : chaque pâquerette, chaque marguerite, pour sourire au milieu du pré, contente de ses couleurs, a dû traverser des nuits et des déserts, a dû engager des batailles sans pitié. Le printemps des cœurs libère les possibilités. Pour guérir, ce n’est rien de perdre sa propre vie, celle de toujours, celle qui a le même visage que d’habitude, pour parier sur la nouveauté qui l’habite, sur la vertu des commencements.
Le monde fleurit si je fleuris, change si je change, devient nouveau si je deviens une nouvelle créature. Je m’engage, alors, non pour réorganiser le monde, non pour le refaire sur mesure, mais pour l’aimer dans l’espérance. L’espérance vient ainsi, comme l’attente d’une aube à l’autre, un regard qui resplendit pour un instant, une fleur dans le bois, un chant dans la nuit, une petite fille aux pieds nus, les premiers pas de la paix, un habit de fête désiré, un pas de plus, une note ajoutée dans une chanson sans parole, qui ne finira jamais.
 Merci à Laetitia pour cette contribution.
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Jerzy Popieluszko - Extraits d'une homélie 

Jerzy Popiełuszko, prêtre catholique polonais, né le 14 septembre 1947 a été assassiné à l'âge de 37 ans le 19 octobre 1984. Il était aumônier de Solidarnosc.
Voici quelques extraits de l'une de ses homélies inspirée du texte Le peuple et le gouvernement de L. Krolikowski au cours d’une messe pour la Patrie en Août 1982 : 


« …Si l’aveugle conduit d’autres aveugles,tous atterrissent dans le même fossé. Et que dire de l’aveugle qui essaye d’imposer, même par la violence, sa direction aux voyants ? ...Oui, personne ne peut enlever à un Peuple sa responsabilité d’avoir à exercer par lui-même sa souveraineté, l’unique mission qui peut et qui doit incomber au gouvernement est de servir le Peuple et de le guider, sans contrainte aucune, derrière les flambeaux de Vérité et de Justice. Au gouvernement qui abandonne sa position de serviteur fidèle et dévoué, le Peuple refuse toujours son obéissance fidèle et spontanée. (…) Son premier devoir est de ne pas se soumettre à la domination du tyran, comment pourrait-il maintenir autrement sa dignité et sa liberté de Peuple souverain ?

Voici les caractères essentiels de tout gouvernement légitime : Il doit demeurer sans faillir dans le rôle de serviteur. Il doit donner des preuves constantes de dévouements au Peuple. Il doit toujours obéissance à la Vérité et à la Justice. Il doit toujours vouloir et savoir traduire dans les faits les idéaux et tout ce qui est reconnu comme droit par les esprits les plus doués et les plus vertueux. Il doit être réellement capable de créer le bonheur commun n’exigeant pas plus de chacun que ce qu’il ne puisse et ne veuille donner librement, et cela sans avoir besoin de recourir ni à la violence ni à aucune forme de contrainte envers les gouvernés. Un gouvernement qui ne possède d’autres moyens d’intervention que la force, n’est pas un gouvernement, mais usurpation,blasphème, vol à main armée ; le Peuple se trouve face à lui dans la situation du voyageur calme et inoffensif qui rencontre en chemin un bandit armé,audacieux et rusé… ».


Merci à Vincent pour cette contribution.

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Chantal Delsol, Le souci contemporain (Extrait) :

Cependant, les réalisations et évènements incroyables qui ont changé la face des sociétés dans le sens du « bien », c’est-à-dire toujours dans le sens de la conciliation et de la solidarité ne sont pas le résultat de projets rationnels de transformation, d’idéologies ou d’utopies. Tout cela n’a pu se produire que par la patience de la volonté interminable, qui ne lâche jamais prise. Il a fallu, dans tous les cas, guetter sans cesse les fractures par où s’engage la malfaisance, saisir le moment opportun pour proposer des paix autrement impossibles, veiller quand sommeille le système adverse, ruser petitement contre les égoïsmes qui se méfie des grandes ruses. Travail de fourmi et de titan : de fourmi, parce que jamais découragé ni prétentieux ; de titan, parce que toujours plus acharné et plus certain de soi que n’importe quel adversaire.
Toutes les grandes victoires que nous avons gagnées contre la guerre, la misère, ou l’oppression, ont utilisé peu ou prou les armes de la raison et cependant n’ont été rendu possible que par cette persévérance à espérer certaines réalisations que les sociétés semblaient ne même pas contenir en germe. Mais cette persévérance dans le combat se double d’une vigilance à l’être sans laquelle elle n’est rien. Il ne suffit pas de dire non au mal et de concocter des plans grandioses contre lui. Ce serait de lutter avec l’esprit de géométrie contre un adversaire doté de l’esprit de finesse. Il faut dire non, mais avec une attention patiente et acharnée à la réalité du monde. (…)
L’homme de l’utopie idéologique et l’homme de l’utopie du progrès, qui sont les frères jumeaux d’un même œuf se trouvaient en position d’expectative. Ils attendaient l’avenir radieux ou le dénouement de nos problèmes. Et l’attente signifie que le temps suffit, tant que l’on remplit des conditions précises. Mais notre contemporain s’aperçoit qu’il faudra remplacer l’attente par l’attention : redevenir celui qui espère, s’il le faut l’inespérable, armé de sa vigilance tenace. Cela ne veut pas dire que le second doit agir tant que l’autre se contentait d’attendre comme on le fait pour un train – quoiqu’il y ait quelque chose comme cela dans cette aveugle confiance en l’histoire. L’homme du progrès se trouvait devant un travail de défrichage. Il lui fallait, croyait-il, arracher le Mal pour toujours. L’homme de la vigilance arrose patiemment quelques graines admirables, susceptibles de lutter contre la mauvaise herbe. L’homme du progrès supposait que l’advenue de ce qu’il attendait passait par une rationalité calculée, et à cet égard il ressemblait à ce fonctionnement caricatural qui peut rentrer chez lui le soir sans plus penser à son travail. Car il n’imaginait pas que la réalité pourrait jouer des tours à sa raison, ou se montrer plus intelligente que lui. Tandis que l’homme de la vigilance doit se trouver sur le pont jour et nuit, et passer ses dimanches par pertes et profits. Il ne peut se fier les yeux fermés ni aux institutions, ni aux acteurs, ni à lui-même, car il doit tous les jours se posait à nouveau la question de savoir si les moyens et les fins correspondent et se trouvent les uns et les autres à la bonne place. Il ne possède aucune garantie, et demeure toujours aux aguets. On dira que cette situation est épuisante. C’est vrai. Mais c’est l’unique moyen d’obtenir et encore sans certitude aucune, un bonheur espéré et parfois inespérable.
L’homme du progrès croyait que le bonheur futur lui était dû.  L’homme de la vigilance sait qu’il porte une dette à l’égard du monde. L’attitude de vigilance appelle l’idée d’une dette à combler. Et c’est bien pour cela que notre contemporain qui se targue de ne rien devoir à personne, préfère demeurer le plus longtemps possible dans le monde clos et chaud de l’utopie. L’homme de la vigilance estime qu’il a le monde en garde présent et avenir mêlé. Il répond personnellement de la paix et de la justice future. Il se porte garant de cet avenir quelque aléatoire qu’il paraisse et même si rien ne semble l’annoncer. Il se veut comptable d’une promesse parce que porteur de dettes : on est veilleur que de ce qui vous a été confié.(…)
Si en ce sens nous pouvons parler d’une obligation à l’égard du monde futur, il faut ajouter que les contours et la définition de cette obligation change à travers le temps. Il y a eu des époques d’injustice où l’homme de la vigilance se trouvait davantage en charge de la justice, et des siècles permanentes, où il se trouvait davantage en charge de la paix à accomplir. Chaque moment de l’histoire espère ce dont il manque. C’est pourquoi on peut parler d’un rôle spécifique de chaque génération, au sens par exemple où nous trouvons aujourd’hui en attente de réparations, les immenses dégâts laissés par le communisme. Cela ne signifie pas que chaque génération répond à son rôle de manière satisfaisante. Mais elle nait et grandit, en tout cas, face à un chantier en attente, qui la sollicite, et qui lui trace les contours de sa dette historique. C’est dans l’ampleur de ce travail à accomplir qu’elle peut espérer jusqu’à l’inespérable, c’est-à-dire le miracle historique, à condition de cultiver la vigilance.

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Michel Piquemal : 

Toujours l'Homme se dresse pour refuser l'insoutenable. Et les mots jaillissent de sa bouche, durs et beaux comme des cris. La colère se fait chant, la révolte se fait verbe... Et c'est Rimbaud, Maïakovski, Artaud, Jules Vallès ou Walt Whitman, prêtant leur souffle à cet éternel refus d'accepter un monde inhumain. Que serait un homme sans cette petite lumière, que serait-il sans cette conscience, cette saine fureur qui lui fait redresser la tête, dire non, même au péril de sa vie?... dût-il être banni comme Hugo, condamné à mort comme Vallès ou périr comme Giordano Bruno !
La vie et le monde s'acharnent à nous rogner les ailes, mais c'est notre devoir absolu de nous efforcer en retour de les étendre, le plus large possible. Je dis non, je refuse, j'accuse, je mets en doute.. je me révolte donc je suis.
Mais aujourd'hui, qu'en est-il de la révolte, dans un Occident qui semble s'essouffler, gagné par la lassitude, dépassé par l'ampleur de ses problèmes ? La révolte aurait-elle sombré, emportée par la grande vague de la fin des idéologies ? Ne nous y fions pas car la belle est coriace. On n'a pas sa peau aussi facilement. Toujours la révolte couve, au sein de la jeunesse dont elle reste éternellement la fiancée de cœur. Pareille au Phénix, elle renaît de ses cendres pour échauffer le sang des jeunes générations. C'est donc aux adolescents que sont dédiées avant tout ces Paroles de Révolte car, selon la formule d'Alain, «l'individu qui pense contre la société qui dort, voilà l'histoire éternelle, et le printemps aura toujours le même hiver à vaincre ».