Jean Jaurès, Discours à la
jeunesse (Albi, 1903) :
Mesdames, Messieurs,
Jeunes élèves,
C’est une grande
joie pour moi de me retrouver en ce lycée d’Albi et d’y reprendre un instant la
parole. Grande joie nuancée d’un peu de mélancolie ; car lorsqu’on revient à de
longs intervalles, on mesure soudain ce que l’insensible fuite des jours a ôté
de nous pour le donner au passé. Le temps nous avait dérobés à nous-mêmes,
parcelle à parcelle, et tout à coup c’est un gros bloc de notre vie que nous
voyons loin de nous. La longue fourmilière des minutes emportant chacune un grain
chemine silencieusement, et un beau soir le grenier est vide.
Mais qu’importe
que le temps nous retire notre force peu à peu, s’il l’utilise obscurément pour
des œuvres vastes en qui survit quelque chose de nous ? Il y a vingt-deux ans, c’est moi qui prononçais ici le discours
d’usage. Je me souviens (et peut-être quelqu’un de mes collègues d’alors s’en
souvient-il aussi) que j’avais choisi comme thème : les jugements humains. Je
demandais à ceux qui m’écoutaient de juger les hommes avec bienveillance,
c’est-à-dire avec équité, d’être attentifs, dans les consciences les plus
médiocres et les existences les plus dénuées, aux traits de lumière, aux
fugitives étincelles de beauté morale par où se révèle la vocation de grandeur
de la nature humaine. Je les priais d’interpréter avec indulgence le tâtonnant
effort de l’humanité incertaine.
Peut-être, dans
les années de lutte qui ont suivi, ai-je manqué plus d’une fois envers des
adversaires à ces conseils de généreuse équité. Ce qui me rassure un peu, c’est
que j’imagine qu’on a dû y manquer aussi parfois à mon égard, et cela rétablit
l’équilibre. Ce qui reste vrai, à travers toutes nos misères, à travers toutes
les injustices commises ou subies, c’est qu’il faut faire un large crédit à la
nature humaine ; c’est qu’on se condamne
soi-même à ne pas comprendre l’humanité, si on n’a pas le sens de sa grandeur
et le pressentiment de ses destinées incomparables.
Cette confiance
n’est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n’ignore pas les vices, les
crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des
individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui
appesantissent la marche de l’homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en
un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces
de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps,
et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une
illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série
d’aurores incertaines.
Oui, les hommes
qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir
qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ;
ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se
manifestent point dans les limites étroites de leur vie. Ils sont pleins d’une
sympathie déférente et douloureuse pour ceux qui ayant été brutalisés par
l’expérience immédiate ont conçu des pensées amères, pour ceux dont la vie a
coïncidé avec des époques de servitude, d’abaissement et de réaction, et qui,
sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lèverait plus.
Mais eux-mêmes se gardent bien d’inscrire définitivement au passif de
l’humanité qui dure les mécomptes des générations qui passent. Et ils
affirment, avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser
et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la
difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle
justifie l’invincible espoir.
[…]
Je ne vous
propose pas un rêve idyllique et vain. Trop longtemps les idées de paix et
d’unité humaines n’ont été qu’une haute clarté illusoire qui éclairait
ironiquement les tueries continuées. Vous souvenez-vous de l’admirable tableau
que vous a laissé Virgile de la chute de Troie ? C’est la nuit : la cité
surprise est envahie par le fer et le feu, par le meurtre, l’incendie et le
désespoir. Le palais de Priam est forcé et les portes abattues laissent
apparaître la longue suite des appartements et des galeries. De chambre en
chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus ; enfants, femmes,
vieillards se réfugient en vain auprès de l’autel domestique que le laurier
sacré ne protège pas contre la mort et contre l’outrage ; le sang coule à
flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, d’insulte et de
haine. Mais par-dessus la demeure bouleversée et hurlante, les cours intérieures,
les toits effondrés laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible et
toute la clameur humaine de violence et d’agonie monte vers les étoiles d’or :
Ferit aurea sidera clamor (2).
De même, depuis vingt siècles et de période en
période, toutes les fois qu’une étoile d’unité et de paix s’est levée sur les
hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre.
C’était d’abord
l’astre impérieux de la Rome conquérante qui croyait avoir absorbé tous les
conflits dans le rayonnement universel de sa force. L’empire s’effondre sous le
choc des barbares, et un effroyable tumulte répond à la prétention superbe de
la paix romaine. Puis ce fut l’étoile chrétienne qui enveloppa la terre d’une
lueur de tendresse et d’une promesse de paix. Mais atténuée et douce aux
horizons galiléens, elle se leva dominatrice et âpre sur l’Europe féodale. La
prétention de la papauté à apaiser le monde sous sa loi et au nom de l’unité
catholique ne fit qu’ajouter aux troubles et aux conflits de l’humanité misérable.
Les convulsions et les meurtres du Moyen Âge, les chocs sanglants des nations
modernes, furent la dérisoire réplique à la grande promesse de paix chrétienne.
La Révolution à son tour lève un haut signal de paix universelle par
l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre
les forces du vieux monde, se développent des guerres formidables.
Quoi donc ? La
paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenés
et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d’or, des
capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam
incendié par les torches ? Non ! Non ! Et malgré les conseils de prudence que
nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes,
que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle
est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la démocratie, la science
méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus
difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes,
elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de
tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec
les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le
péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage
universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous
les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les jours
de relations, d’échanges, de conventions ; et si le premier effet des
découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les
froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine
qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif.
Enfin, le commun
idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus
réfractaires tous les jours à l’ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités
de nations et de races. Oui, comme l’histoire a donné le dernier mot à la
République si souvent bafouée et piétinée, elle donnera le dernier mot à la
paix, si souvent raillée par les hommes et les choses, si souvent piétinée par
la fureur des événements et des passions. Je ne vous dis pas : c’est une
certitude toute faite. Il n’y a pas de certitude toute faite en histoire. Je
sais combien sont nombreux encore aux jointures des nations les points malades
d’où peut naître soudain une passagère inflammation générale. Mais je sais
aussi qu’il y a vers la paix des tendances si fortes, si profondes, si
essentielles, qu’il dépend de vous, par une volonté consciente, délibérée,
infatigable, de systématiser ces tendances et de réaliser enfin le paradoxe de
la grande paix humaine, comme vos pères ont réalisé le paradoxe de la grande
liberté républicaine. Œuvre difficile, mais non plus œuvre impossible.
Apaisement des préjugés et des haines, alliances et fédérations toujours plus
vastes, conventions internationales d’ordre économique et social, arbitrage international
et désarmement simultané, union des hommes dans le travail et dans la lumière :
ce sera, jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la
génération qui se lève.
Non, je ne vous
propose pas un rêve décevant ; je ne vous propose pas non plus un rêve
affaiblissant. Que nul de vous ne croit que dans la période encore difficile et
incertaine qui précédera l’accord définitif des nations, nous voulons remettre
au hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité,
de la fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il
faudrait la défendre : elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu’elle est
la France, et parce qu’elle est humaine
Même l’accord
des nations dans la paix définitive n’effacera pas les patries, qui garderont
leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre commune
de l’humanité réconciliée. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le
livre de la guerre, que la force ait redressé toutes les iniquités commises par
la force, si nous ne concevons pas les réparations comme des revanches, nous
savons bien que l’Europe, pénétrée enfin de la vertu de la démocratie et de
l’esprit de paix, saura trouver les formules de conciliation qui libéreront
tous les vaincus des servitudes et des douleurs qui s’attachent à la conquête.
Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le cercle
de fer, le cercle de haine où les revendications même justes provoquent des
représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en
un mouvement sans issue et sans fin, où le droit et la violence, sous la même
livrée sanglante, ne se discernent presque plus l’un de l’autre, et où
l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que de
sa défaite.
Surtout, qu’on ne nous accuse point
d’abaisser et d’énerver les courages. L’humanité est maudite, si pour faire
preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage,
aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la
Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle
éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la
force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est
l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. Le courage pour vous
tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les
épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage,
c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ;
c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de
l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de
toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit ;
c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir,
autant que l’on peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de
comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action
utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées
vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c’est d’être
tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le
courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir,
de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est
de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne
se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel
où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage,
c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à
l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des
détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées
générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et
des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais
de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer
la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal
et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans
savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui
réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ;
c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas
faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements
imbéciles et aux huées fanatiques.
Ah ! vraiment,
comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est
courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux
hommes d’exercer et d’éprouver leur courage, et qu’il faut prolonger les
roulements de tambour qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter
les cœurs ! Ils sonnaient alors un son héroïque ; dans notre vingtième siècle,
ils sonneraient creux. Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit
vivante, sincère et pleine. C’est pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes,
quelques-unes des choses que je portais en moi.
(1) Allusion à
la Verrerie Ouvrière d’Albi, une grande affaire pour Jaurès et le mouvement
ouvrier dans les années précédentes. Rendue nécessaire par le lock-out des
verriers de Carmaux par leur patron Resseguier (1895), la Verrerie Ouvrière
d’Albi, propriété de l’ensemble du prolétariat, fut inaugurée à Albi le 25
octobre 1896 par Jaurès et Rochefort.
(2) Leur clameur
heurte les étoiles d’or, Virgile, L’Énéide, II, 488 (trad. Les Belles Lettres,
2002).