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Témoignages & discours




Mahatma Gandhi, le 23 mars 1922: «Sur la non-violence» :

Dès juin 1920, le Mahatma renonce à toute possibilité de coopération avec Londres. C'est désormais le swaraj, la non-coopération non violente, qui va prévaloir, assortie d'un boycott des produits anglais, des écoles, des tribunaux et des assemblées. Le but est de paralyser le fonctionnement du pays, ce qui ne pas sans susciter une division parmi les Indiens, certains étant hostiles à un tel radicalisme. Par ailleurs, au sein des masses, la non-violence est de moins en moins respectée et il semble que Gandhi soit partiellement dépassé par sa base. Les autorités, elles, hésitent à l'arrêter car elles redoutent une explosion de violence. Début février 1922, à Chauri-Chaura, la tension monte entre des manifestants indiens et la police qui les provoque. Forcés de se replier dans un bâtiment, les policiers sont pris au piège lorsque le feu y est bouté. Vingt-deux d'entre eux périssent dans l'incendie. Bouleversé, Gandhi décide de mettre fin à sa campagne de non-coopération. Le 10 mars, il est finalement arrêté sur base de trois articles parus dans le journal Young India.

Le discours présenté ici est la déclaration lue par Gandhi lors de son procès à Ahmedabad.

« Le plus grand malheur, c'est que les Anglais et leurs associés indiens qui administrent le pays ignorent qu'ils commettent le crime dont je viens de parler. J'en ai la conviction, nombre de fonctionnaires anglais en Inde croient de bonne foi que le Gouvernement qu'ils représentent est un des meilleurs qui existent et que l'Inde progresse sûrement, si elle progresse lentement. Ils ignorent qu'un système subtil, mais efficace, de terrorisme et un déploiement organisé de forces d'une part, et la privation de tout moyen de défense d'autre part ont émasculé le peuple et l'ont conduit à la dissimulation. Cette habitude épouvantable a contribué à l'ignorance et à l'illusion des administrateurs. Le paragraphe 124* du Code pénal d'après lequel j'ai le bonheur d'être accusé est au premier rang de ceux qui tendent à supprimer la liberté du citoyen. La loi ne peut donner ou régler l'affection. Si l'on n'a pas d'affection pour un homme ou pour un système, on doit être libre d'exprimer sa désaffection dans toute sa force, du moment qu'on n'a pas l'intention de se montrer violent ou d'inciter à la violence. Mais d'après le paragraphe sur lequel vous vous appuyez pour nous poursuivre, M. Banker (5) et moi, le seul fait d'exprimer de la désaffection est un crime. J'ai étudié certaines causes qui ont été jugées d'après ce même paragraphe, et je sais qu'il a fait condamner quelques-uns des Indiens les plus populaires de l'Inde. Je considère par conséquent comme un privilège d'être accusé de même. J'ai essayé d'exprimer le plus brièvement possible les raisons de ma désaffection. Je n'ai aucun grief personnel contre un seul administrateur, j'ai donc encore moins de désaffection envers la personne du Roi. Mais je considère que c'est une vertu d'avoir de la désaffection pour un Gouvernement qui a fait plus de mal à l'Inde dans l'ensemble que n'importe quel autre système antérieur. L'Inde n'a jamais été aussi peu virile que depuis qu'elle est gouvernée par l'Angleterre. Avec de tels sentiments [...], je considère comme un privilège précieux d'avoir pu écrire ce que j'ai écrit dans les divers articles qui me sont reprochés.

Je suis d'ailleurs convaincu d'avoir rendu service à l'Inde et à l'Angleterre, en leur montrant comment la non-coopération pouvait les faire sortir de l'existence contre nature menée par toutes deux. À mon humble avis, la non-coopération avec le mal est un devoir tout autant que la coopération avec le bien. Seulement, autrefois, la non-coopération consistait délibérément à user de violence envers celui qui faisait le mal. J'ai voulu montrer à mes compatriotes que la non-coopération violente ne faisait qu'augmenter le mal et, le mal ne se maintenant que par la violence, qu'il fallait, si nous ne voulions pas encourager le mal, nous abstenir de toute violence. La non-violence demande qu'on se soumette volontairement à la peine encourue pour ne pas avoir coopéré avec le mal. Je suis donc ici prêt à me soumettre d'un cœur joyeux au châtiment le plus sévère qui puisse m'être infligé pour ce qui est selon la loi un crime délibéré et qui me paraît à moi le premier devoir du citoyen. Juge, vous n'avez pas le droit, il vous faut démissionner et cesser ainsi de vous associer au mal si vous considérez que la loi que vous êtes chargé d'administrer est mauvaise et qu'en réalité je suis innocent, ou m'infliger la peine la plus sévère si vous croyez que le système et la loi que vous devez appliquer sont bons pour le peuple et que mon activité par conséquent est pernicieuse pour le bien public.»

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Martin Luther King Jr, Un autre discours sur la non-violence : 

 « La non-violence ne cherche pas à vaincre ni à humilier l'adversaire, mais à conquérir sa compréhension et son amitié. Le résistant non-violent est souvent forcé de s'exprimer par le refus de coopérer ou les boycotts, mais il sait que ce ne sont pas là des objectifs en soi. Ce sont simplement des moyens pour susciter chez l'adversaire un sentiment de honte. Il veut la rédemption et la réconciliation. La non-violence veut engendrer une communauté de frères, alors que la violence n'engendre que haine et amertume.

La non-violence refuse non seulement la violence extérieure, physique, mais aussi la violence intérieure. Le résistant non-violent est un homme qui s'interdit non seulement de frapper son adversaire, mais même de le haïr. Au centre de la doctrine de la non-violence, il y a le principe d'amour. (…) Répondre à la haine par la haine, ce serait augmenter la somme de mal qui existe déjà sur terre. Quelque part, dans l'histoire du monde, il faut que quelqu'un ait assez de bon sens et de courage moral pour briser le cercle infernal de la haine. La seule façon d'y parvenir est de fonder notre existence sur l'amour.


Croire en la non-violence ne met pas à l’abri de la violence. Celui qui croit en la non-violence accepte d’être victime de la violence, mais ne l’inflige jamais. Il vit dans la conviction que la situation sociale peut être rachetée par ses souffrances.


Si je vous frappe et que vous me frappez, si je vous frappe de nouveau et que vous me frappez de nouveau, on continue comme ça ad infinitum. On n’arrête jamais. Quelqu’un, quelque part, doit faire preuve d’un peu de bon sens. C’est lui le plus fort : celui qui réussit à casser la longue chaîne de la haine et du mal. »

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Témoignage d'un Veilleur, « Papa, Maman, vous allez me manquer » :



 Je n’ai jamais connu mes parents. Ils m’ont abandonné quand j’avais quelques jours.

 Qui sont-ils ? Je ne le saurai peut-être jamais.

 Pourquoi m’ont-ils abandonné ? Est-ce de ma faute ? Je porterai le poids de ces questions jusqu’à ma mort peut-être.

Pourquoi moi ? Pourquoi ne puis-je pas vivre comme ces enfants que je vois dans la  rue. Aimés par leur Papa. Leur Maman. Aujourd’hui les représentants du peuple de France m’ont retiré de nouveau ce droit, ce droit fondamental à la création de tout être : Mon papa. Ma maman. Mes références. Mon équilibre. Mes origines. Que savent-ils ces 300 députés de mes besoins, de mes envies ?

A toi Inconnu. Toi qui t’es battu pour moi pendant plusieurs mois. Toi qui as « sacrifié » tes samedis, tes dimanches. Quelques-unes de tes soirées en famille.
A toi, je te demande de rentrer en Résistance. Lumineuse. Pacifiste. Déterminée.
A Toi, mon frère, ma sœur, je te demande de penser à tous ceux qui viennent après moi. Qui n’ont pas encore été crées, abandonnés, vendus pour quelques milliers de dollars.
Reste debout et pense à moi.

 Papa et Maman, vous allez me manquer.


Merci à lui.

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Jacques Romieu, Lettre :


Lieutenant de réserve commandant un Bataillon de Chasseurs alpins, Ancien Elève de l'Ecole Normale Supérieure, né le 18 août 1910 et tué le 6 juin 1940 à son poste de commandement. Chevalier de la légion d'honneur (1941)

Le 31 mai 1940
Chers parents,
J'ai reçu aujourd'hui 41ettres de vous en même temps. Merci de m’écrire aussi souvent. La situation est grave, sérieuse, bien pire qu'en 1914.
Mais il ne faut pas désespérer. Ce serait indigne de nous et de nos anciens.
Il faut sauver la victoire de 1914-1918 pour que toutes les souffrances subies par votre génération ne soient pas inutiles.
Je vais très bien. Ma compagnie ne me donne aucun souci: sous-officiers et chasseurs sont épatants, avec de pareils hommes il n'est pas possible d'être vaincu ! Pour combien de temps sommes-nous en guerre! J'aurai conscience d'avoir fait pour notre pays tout ce qu'il est humainement possible de faire et ce n'est pas une mince consolation. Ce sera la fierté de ma vie. Après vous, j'aurai transmis le flambeau à mes enfants. Nous appartenons à l’élite. Cela crée des devoirs.
Le moral est excellent. Baisers

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Anonyme« Risquer » : 

Rire, c'est risquer de paraître idiot
Pleurer, c'est risquer de paraître sentimental
Aller vers quelqu'un, c'est risquer de s'engager
Exposer ses sentiments, c'est risquer d'exposer son moi profond
Présenter ses idées, ses rêves, c'est risquer de les perdre
Aimer, c'est risquer de ne pas être aimé en retour
Vivre, c'est risquer de mourir
Espérer, c'est risquer de désespérer
Essayer, c'est risquer d'échouer
Mais il faut prendre des risques, car le plus grand danger dans la vie, est de ne rien risquer du tout.
Celui qui ne risque rien ne fait rien, n'a rien et n'est rien
Il peut éviter la souffrance et la tristesse mais il n'apprend rien, ne ressent rien, ne peut ni changer ni se développer; ne peut ni aimer, ni vivre.
Enchaîné par sa certitude, il devient esclave, abandonne sa liberté
Seuls ceux qui risquent sont libres...


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Albert de Mun, Conclusion du discours prononcé le 17 décembre 1905 (après le vote de la loi le 8 décembre) au banquet de clôture du congrès de l'Action libérale populaire (ALP) :

« Soldat vaincu d’une cause invincible, je ne puis vous apporter que les restes d’une force usée par de longs combats mais que suffit à ranimer le spectacle de votre courageuse ardeur. Témoin plein d’une frémissante émotion, je me suis tenu près de votre berceau : spectateur trop souvent impuissant, j’ai assisté aux progrès de votre jeunesse : et ces souvenirs et cette impuissance elle-même me donnent aujourd’hui le droit de saluer librement l’épanouissement de votre maturité.
« Vous êtes forts, Messieurs, forts de votre droit et de votre abnégation : condamnés, malgré vous, après tant de sacrifices offerts pour la conjurer, à une guerre impie, vous rallierez à votre cause tous ceux qu’émeuvent encore les grands noms de la justice et de la liberté.
(Applaudissements.)
« Vous êtes forts de votre patriotisme : à la veille peut-être des grandes épreuves nationales, vous verrez se tourner vers vous, comme, au matin du combat, le gros de l’armée vers une troupe d’élite, tous ceux qui se souviennent des jours douloureux où, sans souci des mains qui tenaient le drapeau, vos aînés, d’un seul élan, se serraient autour de lui.

« Vous êtes forts enfin, vous êtes forts surtout de votre dévouement à la cause populaire ; le peuple, le vrai peuple de France, vous voyant à l’œuvre, apprend de jour en jour à vous connaître davantage. (…)
« Et vous, Messieurs, par un admirable échange, en le servant, vous apprenez à l’aimer davantage. Vous avez connu, dans les luttes civiles, que c’est là, c’est dans le cœur des petits et des humbles, que jaillit la source inépuisable des sacrifices généreux et des inlassables dévouements. C’est là qu’est votre force. C’est là qu’est pour demain la suprême espérance vers laquelle, aujourd’hui, avec le dernier effort de ma voix, je veux jeter le dernier cri de mon âme. »
            

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Hélie de Saint-Marc, « Que dire à un jeune de 20 ans » :

Quand on a connu tout et le contraire de tout,
quand on a beaucoup vécu et qu’on est au soir de sa vie,
on est tenté de ne rien lui dire,
sachant qu’à chaque génération suffit sa peine,
sachant aussi que la recherche, le doute, les remises en cause
font partie de la noblesse de l’existence.

Pourtant, je ne veux pas me dérober,
et à ce jeune interlocuteur, je répondrai ceci,
en me souvenant de ce qu’écrivait un auteur contemporain :

«Il ne faut pas s’installer dans sa vérité
et vouloir l’asséner comme une certitude,
mais savoir l’offrir en tremblant comme un mystère».

A mon jeune interlocuteur,
je dirai donc que nous vivons une période difficile
où les bases de ce qu’on appelait la Morale
et qu’on appelle aujourd’hui l’Ethique,
sont remises constamment en cause,
en particulier dans les domaines du don de la vie,
de la manipulation de la vie,
de l’interruption de la vie.

Dans ces domaines,
de terribles questions nous attendent dans les décennies à venir.
Oui, nous vivons une période difficile
où l’individualisme systématique,
le profit à n’importe quel prix,
le matérialisme,
l’emportent sur les forces de l’esprit.

Oui, nous vivons une période difficile
où il est toujours question de droit et jamais de devoir
et où la responsabilité qui est l’once de tout destin,
tend à être occultée.

Mais je dirai à mon jeune interlocuteur que malgré tout cela,
il faut croire à la grandeur de l’aventure humaine.
Il faut savoir,
jusqu’au dernier jour,
jusqu’à la dernière heure,
rouler son propre rocher.
La vie est un combat
le métier d’homme est un rude métier.
Ceux qui vivent sont ceux qui se battent.

Il faut savoir
que rien n’est sûr,
que rien n’est facile,
que rien n’est donné,
que rien n’est gratuit.

Tout se conquiert, tout se mérite.
Si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu.

Je dirai à mon jeune interlocuteur
que pour ma très modeste part,
je crois que la vie est un don de Dieu
et qu’il faut savoir découvrir au-delà de ce qui apparaît
comme l’absurdité du monde,
une signification à notre existence.

Je lui dirai
qu’il faut savoir trouver à travers les difficultés et les épreuves,
cette générosité,
cette noblesse,
cette miraculeuse et mystérieuse beauté éparse à travers le monde,
qu’il faut savoir découvrir ces étoiles,
qui nous guident où nous sommes plongés
au plus profond de la nuit
et le tremblement sacré des choses invisibles.

Je lui dirai
que tout homme est une exception,
qu’il a sa propre dignité
et qu’il faut savoir respecter cette dignité.

Je lui dirai
qu’envers et contre tous
il faut croire à son pays et en son avenir.

Enfin, je lui dirai
que de toutes les vertus,
la plus importante, parce qu’elle est la motrice de toutes les autres
et qu’elle est nécessaire à l’exercice des autres,
de toutes les vertus,
la plus importante me paraît être le courage, les courages,
et surtout celui dont on ne parle pas
et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse.

Et pratiquer ce courage, ces courages,
c’est peut-être cela

«L’Honneur de Vivre».


Merci à "Ren".
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Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage  (1944) :

Le voyageur qui franchit sa montagne dans la direction d’une étoile, s’il se laisse trop absorber par ses problèmes d’escalade, risque d’oublier quelle étoile le guide. S’il n’agit plus que pour agir, il n’ira nulle part.

La chaisière de cathédrale, à se préoccuper trop âprement de la location de ses chaises, risque d’oublier qu’elle sert un dieu.

Ainsi, à m’enfermer dans quelque passion partisane, je risque d’oublier qu’une politique n’a de sens qu’à condition d’être au service d’une évidence spirituelle.
Nous avons goûté, aux heures de miracle, une certaine qualité des relations humaines : là est pour nous la vérité.

Quelle que soit l’urgence de l’action, il nous est interdit d’oublier, faute de quoi cette action demeurera stérile, la vocation qui doit la commander. Nous voulons fonder le respect de l’homme. Pourquoi nous haïrions-nous à l’intérieur d’un même camp ? Aucun d’entre nous ne détient le monopole de la pureté d’intention. Je puis combattre, au nom de ma route, telle route qu’un autre a choisie. Je puis critiquer les démarches de sa raison.
Les démarches de la raison sont incertaines. Mais je dois respecter cet homme, sur le plan de l’Esprit, s’il peine vers la même étoile.

Respect de l’Homme ! Respect de l’Homme !... Si le respect de l’homme est fondé dans le cœur des hommes, les hommes finiront bien par fonder en retour le système social, politique ou économique qui consacrera ce respect. Une civilisation se fonde d’abord dans la substance. Elle est d’abord, dans l’homme, désir aveugle d’une certaine chaleur. L’homme ensuite, d’erreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu. 

Merci à Vincent. 



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Antonio Gramsci , « Je hais les indifférents » (1917) :

Je hais les indifférents. Pour moi, vivre veut dire prendre parti. Qui vit vraiment ne peut ne pas être citoyen et parti prenant. L’indifférence est apathie, elle est parasitisme, elle est lâcheté, elle n’est pas vie. C’est pourquoi je hais les indifférents.

L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est la boule de plomb pour le novateur, c’est la matière inerte dans laquelle souvent se noient les enthousiasmes les plus radieux, c’est le marécage qui ceint la vieille cité et la défend mieux que les murailles les plus fermes, mieux que ses guerriers, car elle enlise ses assaillants dans ses gouffres boueux, limoneux, et elle les décime et les démoralise et quelques fois elle les oblige à renoncer à leur entreprise héroïque.

L’indifférence opère énergiquement dans l’histoire. Elle opère passivement, mais elle opère. C’est la fatalité ; c’est sur quoi l’on ne peut compter ; c’est ce que bouleverse les programmes, renverse les plans les mieux construits ; c’est la matière brute qui se rebelle à l’intelligence et l’étrangle. Ce qui se passe, le mal qui s’abat sur tous, le bien possible qu’un acte héroïque (de valeur universel) peut provoquer, tout ça revient moins à l’initiative de quelques personnes qui activent qu’à l’indifférence, à l’absentéisme de la majorité.

Ce qui arrive, arrive non pas parce que certains veulent qu’il arrive, mais parce que la majorité abdique sa volonté, laisse faire, laisse se grouper les nœuds qu’ensuite seule l’epee pourra couper, laisse promulguer les lois qu’ensuite seule la révolte fera abroger, laisse aller au pouvoir les hommes qu’ensuite seul un mutinement pourra renverser.

La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent à l’ombre, juste quelques mains, à l’abri de tout contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, car elle ne s’en soucie point. Les destins d’une époque sont manipules selon des vues étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse ignore, car elle ne s’en soucie point.

Mais les faits qui ont mûri aboutissent à leur fin ; mais la toile tissée à l’ombre s’accomplit : et alors il semble que c’est la fatalité qui emporte tout et tous, il semble que l’histoire n’est pas un énorme phénomène naturel, une irruption, un séisme, dont tous restent victimes, qui a voulu et qui n’a pas voulu, qui savait et qui ne savait pas, qui a été actif et qui indiffèrent.

Ce dernier s’irrite, il voudrait échapper aux conséquences, il voudrait qu’il soit clair que lui n’y était pour rien, qu’il n’était point responsable. Certains pleurnichent piteusement, d’autres blasphèment avec obscénité, mais personne ou peu de personnes se demandent : si j’avais moi aussi fait mon devoir, si j’avais cherche à faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il advenu ce qui est advenu ? Mais personne ou peu de personnes se sentent responsables de leur indifférence, de leur scepticisme, du fait de ne pas avoir offert leurs bras et leur activité à ces petits groupes de citoyens qui luttaient justement pour éviter tel mal et procurer tel bien.

La plupart de ceux-ci par contre, à évènements accomplis, préfèrent parler de faillite des idéaux, de programmes définitivement écroulés et d’autres agréableries pareilles. Ainsi recommencent-ils leur absence de toute responsabilité. Et ce n’est pas vrai qu’ils ne voient pas clair dans les choses, et que parfois ils ne soient pas capables d’avancer de très belles solutions pour des problèmes plus urgents, ou pour ceux qui, bien qu’ils demandent une ample préparation et du temps, sont toutefois pareillement urgents.

Mais ces solutions restent très bellement infécondes, et cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lumière morale ; elle est le produit de la curiosité intellectuelle, pas d’un piquant sens d’une responsabilité historique qui veut que tous soient actifs dans la vie, qui n’admet pas agnosticismes et indifférences d’aucun genre. Je n’aime pas les indifférents aussi à cause de l’embêtement que me provoquent leurs pleurnichements d’éternels innocents. Je demande des comptes à chacun d’eux : comment il s’est acquitte des tâches que la vie lui propose quotidiennement ? qu’est-ce qu’il a fait et plus particulièrement qu’est-ce qu’il n’a pas fait ? Je sens de pouvoir être inexorable, de ne pas devoir gaspiller ma pitié, de ne pas devoir partager avec eux mes larmes.

Je suis parti prenant, je vis, je sens déjà pulser dans les consciences viriles de ma part l’activité de la cité future que ma part est déjà en train de construire. Et en elle la chaîne sociale ne pèse pas sur peu de personnes, en elle chaque chose qui arrive n’est pas due au hasard, à la fatalité, mais elle est l’œuvre intelligente des citoyens. Il n’y a en elle personne qui reste à la fenêtre à regarder pendant que le petit nombre se sacrifie, s’évanouit dans le sacrifice ; et celui-là qui est à la fenêtre, aux aguets, veuille profiter du peu de bien que l’activité de peu de personnes procure et dilue sa déception en vitupérant le sacrifie, le saigne, car il n’a pas réussi dans son dessein.

Je vis, je suis parti prenant. Donc je hais qui ne prend pas parti, je hais les indifférents.

Merci à Anne.

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Vaclav Havel -  "L’espérance, au sens le plus profond du terme, ne vient pas du dehors"

Extraits choisis du discours sur la mort et l'espérance prononcé par Vaclav Havel en 1995 à Hiroshima


Souvent, au cours de ma vie, et pas seulement en prison, il m’est arrivé de me trouver dans une situation où tout semblait se liguer contre moi (...) C’est là une situation que nous connaissons tous (...) Nous sommes pour ainsi dire dans une situation de désespoir.
Je me trouvais donc plongé dans ce marasme, et une question toute simple ne cessait de me tourmenter: pourquoi ne pas tout abandonner, pourquoi ne pas me résigner? Ou d’une façon plus radicale encore: à quoi bon m’obstiner à vivre puisque ma vie n’a clairement aucun sens? (...)
Et chaque fois que je m’interrogeais ainsi, je finissais par comprendre que l’espérance, au sens le plus profond du terme, ne vient pas du dehors, qu’on ne saurait la chercher autour de soi dans les signes qui annoncent le succès de telle ou telle entreprise, pas plus qu’on ne saurait la perdre en bloc lorsque tout paraît courir à la catastrophe. Au contraire, j’aboutissais chaque fois à cette même conclusion claire: l’espérance est avant tout un état d’esprit que l’on partage ou non, indépendamment de la situation où l’on est plongé. Bref, l’espérance est un phénomène existentiel qui n’a rien à voir avec la manière d’appréhender l’avenir. Tout peut paraître sous le jour le plus noir et, pour des raisons mystérieuses, nous ne perdons pas espoir. Inversement, tout peut se dérouler selon nos voeux et, pour des raisons non moins mystérieuses, l’espérance nous quitte soudain. (...)

L’unique explication de l’espérance véritable tient à notre certitude profonde et par essence, archétypale, une certitude pourtant maintes et maintes fois rejetée ou ignorée: celle que la vie sur terre n’est pas un événement aléatoire au milieu de milliards d’autres événements cosmiques eux aussi aléatoires et promis à une disparition totale, mais qu’elle est une partie intégrante, ou un maillon, fût-il microscopique, d’un grand et mystérieux ordre de la vie dans lequel tout a sa place unique, où rien de ce qui est arrivé ne peut être effacé, où tout s’inscrit à jamais et se trouve mystérieusement évalué. Oui, seul notre sentiment de l’infini et de l’éternité, qu’il soit intuitif ou raisonné, peut expliquer ce phénomène non moins mystérieux qu’est l’espérance. (...)
En exagérant un peu, on pourrait (...) dire que la mort ou la conscience de la mort, cette dimension étonnante s’il en est du passage de l’homme sur terre, qui nous remplit d’effroi, de crainte et de terreur, constitue en même temps une sorte de condition à l’accomplissement de notre vie au meilleur sens du terme. Car c’est un obstacle placé dans l’esprit humain pour le mettre à l’épreuve et le défier d’être vraiment ce miracle de la création qu’il prétend être. Cette conscience lui offre en effet la possibilité de vaincre la mort, non en refusant de l’admettre, mais en se montrant capable de voir au-delà d’elle ou d’agir malgré elle, en toute connaissance de cause. Sans l’expérience de la transcendance, ni l’espérance ni la responsabilité humaine n’ont de sens. (...).

Merci à Nolwenn

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Kennedy, « La menace insensée de la violence », le 5 avril 1968 :


« Aujourd’hui est un jour de honte et de chagrin. Ce n’est pas un jour pour la politique. Je saisis cette opportunité, (…) afin de vous parler de la menace non-réfléchie de la violence en Amérique qui à nouveau entache notre pays et à nouveau chacune de nos vies.

La violence, qu’a-t-elle accompli ? Qu’a-t-elle créé? Aucune cause de martyre n’a jamais été immobilisée par la balle d’un assassin.  Aucun méfait n’a jamais été ajusté par une émeute et le désordre civil. Un tireur d’élite n’est qu’un lâche, pas un héros; et une foule non-contrôlée et incontrôlable n’est que la voix de la folie, pas la voix de la raison.
 « Entre hommes libres », a dit Abraham Lincoln, «il ne peut y avoir aucun appel heureux du vote à la balle ; et ceux qui répondent à un tel appel sont sûrs de perdre leur cause et d’en payer le prix. »
Mais apparemment nous tolérons un niveau ascendant de violence qui ignore notre humanité commune et nos prétentions d’une civilisation uniforme. Nous acceptons avec calme les reportages des journaux sur des massacres de civils dans des pays lointains. Nous glorifions les meurtres sur les écrans de cinéma et télévisés et appelons ça du divertissement. Nous facilitons l’acquisition d’armes et de munitions souhaitées par des hommes de toutes santés mentales.
Trop souvent nous honorons les parades et les éclats et les exercices de force; trop souvent nous excusons ceux qui ont la volonté de construire leurs propres vies sur les rêves anéantis des autres. Certains Américains prêchent la non-violence à l’étranger, mais oublie de la pratiquer ici chez eux. Certains accusent les autres de déclencher des émeutes, mais les ont incités par leur propre conduite. Certains cherchent des boucs-émissaires, d’autres cherchent des conspirateurs, mais ce qui est clair c’est que la violence engendre la violence, la répression amène les représailles, et uniquement la purification de toute notre société peut ôter cette maladie de notre âme.
Parce qu’il y a un autre genre de violence, plus lente mais tout aussi destructrice qu’un tir ou une bombe dans la nuit. C’est la violence des institutions; indifférence et passivité et lent déclin.

****


Albert Camus -  "Le service de la vérité et celui de la liberté", extrait du discours prononcé à l'occasion de la réception du Prix Nobel de littérature à Stockholm en 1957

(...)
Les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.
Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art.
Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.
Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi : par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s'installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimistes. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais il reste que la plupart d'entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire.
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l'occasion, sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire.
Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent, dans le monde, la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.
Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.
Merci à Marguerite pour cette contribution.
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Alexandre Soljénitsyne, "Le déclin du courage" (Extrait du discours prononcé à Harvard le 8 juin 1978)

Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Occident aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement (…). Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société tout entière. (…) Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu'ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d'agir, qui fonde la politique d'un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée (…). (…) Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ? (...)
Un homme d’Etat qui veut accomplir quelque chose d’éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement et de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n’a aucune chance de s’imposer : d’emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.(...)

La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (…) Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs, peuvent bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper.

Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d’intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d’une compétition mais d’une uniformité. (…) Sans qu’il y ait (…) de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d’apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l’apparition d’un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. (…)

Quand bien même nous serait épargné d’être détruits par la guerre, notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu’est fondamentalement la vie, la société. A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l’intégrité de notre vie spirituelle Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire (…). Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie (...), où notre être spirituel ne sera (…) plus piétiné, comme il le fut à l’ère moderne. Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Personne sur la terre n’a d’autre issue que d’aller toujours plus haut.


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Antoine de Saint-Exupéry, Message aux jeunes Américains (décembre 1941) :

Discours prononcé à de jeunes Américains, alors que Saint-Exupéry se trouve aux Etats-Unis pendant la Seconde guerre mondiale. Il parle de la civilisation, de la construction d'une communauté, plus vaste que l'individu, et qui enrichit l'homme. Il dit, au fond, que le seul moyen de fonder cette communauté, c'est le sacrifice comme don qui n'exige rien en échange.


Dorothy Thompson m'a demandé de vous dire quelques mots et j'en ai été heureux. Je n'ai pas l'impression ici d'être un auteur qui parle dans l'abstrait à un public. Il me semble m'asseoir simplement parmi vous, qui êtes des jeunes gens de bonne volonté, en camarade, et me pencher avec vous sur un des problèmes qui nous tiennent à cœur. Et surtout je vous parle ici comme j'aimerais parler à ceux de chez moi. Ils sont loin. Soyez mes amis.

Vous êtes en guerre. Vous êtes jeunes. Vous vous préparez à travailler et à vous battre pour votre pays. Mais il s'agit, vous le savez, de plus encore que du sort de votre pays. C'est le sort du monde qui est en jeu. Et vous vous préparez à travailler et à vous battre pour la liberté dans le monde.
Si vous n'étiez que des soldats je vous parlerais comme à des soldats. Je vous dirais : «Laissez de côté tous les problèmes. Il n'en est plus qu'un : celui des armes.» Mais vous êtes jeunes et votre responsabilité est plus lourde encore que celle des soldats. Elle est double. Vous vous préparez à combattre pour la liberté. Mais cette liberté vous avez aussi à l'éclairer et à la bâtir.

Les mots s'usent chez les hommes, et perdent leur sens. Les théories scientifiques s'usent. Les formules sociales s'usent. C'est la rançon de la marche en avant de l'homme. Si vous ne voulez pas vivre d'une pensée morte, il vous faut perpétuellement la rajeunir. Or la liberté n'est pas un problème qui se puisse séparer des autres. Car pour que l'homme soit libre, il faut d'abord que ce soit un homme. Ainsi, au fond de tous les problèmes, c'est le problème de l'homme que vous rencontrerez.
Or la notion de liberté peut prendre des significations bien diverses. Ce peut être la liberté de vous retrancher de vos coutumes, de rompre avec vos traditions, de vous désintéresser de la communauté, dans la mesure où vous ne lésez pas autrui. Vous pouvez dire : «..La liberté de l'individu s'arrête là où cette liberté lèse le prochain.» Et vous ne lésez point votre prochain si votre vie sociale se borne aux échanges nécessaires, tels que celui de votre travail contre du pain. Vous n'avez reçu que votre dû. Rien n'eût été changé par votre absence. Mais il se trouve que votre absence, si elle ne lèse pas le prochain, lèse la communauté, car elle est moins riche sans vous. Il convient d'enrichir la communauté parce qu'elle seule à son tour enrichit l'homme. On est l'homme d'une patrie, d'un métier, d'une civilisation, d'une religion. On n'est pas un homme tout court. Une cathédrale est faite de pierres. Les pierres composent la cathédrale. Mais la cathédrale ennoblit chacune des pierres. Elles deviennent «en » quelque chose. On n'est pas frère tout court. Les hommes ont soif de se trouver un lien. Ce lien peut être particulier. Les bossus peuvent fonder la secte des bossus. Quiconque n'est pas bossu en est exclu. Mais l'orgueil de la civilisation chrétienne, dont nous sommes issus, et que tous, croyants ou incroyants, nous faisons nôtre, est de chercher ce lien dans l'universel.

Le nazisme s'efforce de définir l'Allemand, ou, plus difficilement, l'Aryen, pour en faire l'objet d'une religion exclusive. Nous cherchons à définir l'homme pour en faire la nôtre. Toute notre civilisation, avant tout, a cherché à définir l'homme. Lorsque vous exigez du médecin le plus célèbre et le plus utile que, malgré son importance, il risque sa vie pour un contagieux quelconque, vous soumettez la personne de ce médecin, non à un autre individu, mais à l'homme, dont le contagieux quelconque, aussi peu intéressant qu'il puisse être par lui-même, est alors le représentant. Si vous voulez purifier le mot Démocratie de tous les malentendus qui en embrouillent le visage, dites vous que le respect de la liberté s'y définit par le respect de l'homme, et que pour y apporter la fraternité il convient de fonder la communauté des hommes non sur l'exaltation des individus mais sur la soumission des individus au culte de l'homme.
Eh bien, cette construction d'un être plus vaste que vous, qui à son tour vous enrichira de ce qu'il existe, il n'est qu'un moyen de le fonder. Un seul. Les plus vieilles religions l'ont découvert, bien avant nous. Il est la base même de tout esprit religieux. De tout esprit social. Il est, si vous voulez, le « truc » essentiel. Et ce truc on l'avait un peu oublié depuis le progrès matériel. Ce truc c'est le sacrifice. Et par sacrifice je n'entends pas le renoncement aux biens de la vie, ni le désespoir dans la pénitence. Par sacrifice, j'entends le don gratuit. Le don qui n'exige rien en échange. Ce n'est pas ce que vous recevez qui vous fonde. C'est ce que vous donnez. Ce que vous donnez à la communauté fonde la communauté. Et l'existence d'une communauté enrichit votre propre substance.
Or, voyez-vous, la nécessité impérieuse où s'est trouvée l'humanité d'arracher l'homme à l'esclavage, en lui assurant le fruit de son travail, a fait porter l'attention sur le travail valeur d'échange. Sur le travail marchandise. Mais nous ne devons pas oublier qu'un des aspects essentiels du travail n'est pas le salaire qu'il procure à l'homme, mais l'enrichissement spirituel qu'il lui apporte. Un chirurgien, un physicien, un jardinier ont plus de qualité humaine qu'un joueur de bridge. Une part du travail nourrit et l'autre fonde: c'est le don au travail qui fonde.

Dorothy Thompson vous invite ainsi à donner. Elle vous invite à fonder votre communauté. Quand vous rentrerez les moissons, sans salaire, pour le bien des États-Unis en guerre, alors vous contribuerez à fonder la communauté des États-Unis. Et ainsi votre fraternité.

Je voudrais dire ma propre expérience :
J'ai vécu durant huit années la vie de pilote de ligne. J'ai touché un salaire. Je pouvais chaque mois me procurer quelques uns des biens souhaités, avec l'argent de mon salaire. Mais si mon travail de pilote de ligne ne m'avait rien assuré d'autre que ces avantages quelconques, pourquoi l'aurais-je tant aimé ? Il m'a donné bien plus. Mais il me faut reconnaître qu'il m'a enrichi véritablement, là seulement où j'ai donné plus que je n'ai reçu. Les nuits qui m'ont augmenté ne sont point celles au cours desquelles je dépensais cet argent du salaire, mais celles où vers deux heures du matin, à Buenos Aires, à l'époque où l'on fondait les lignes, quand je venais de m'endormir épuisé par une série de vols qui m'avaient tenu trente heures sans dormir, un coup de téléphone brutal, dû à quelque accident lointain, me tirait du lit : « Il faut que tu montes au terrain... il faut filer vers le détroit de Magellan... » Et je me tirais de mon lit, dans le froid de l'hiver, en maugréant. Je me remplissais de café noir pour ne pas trop dormir en pilotant. Puis, après une heure de voiture à travers la boue de chemins provisoires et défoncés, je débarquais au terrain et retrouvais les camarades. Je serrais des mains sans rien dire, mal réveillé encore, grincheux, noué par ces rhumatismes que l'hiver fabrique après deux nuits blanches... Je faisais lancer les moteurs. Je lisais les prévisions météo comme un compte rendu de corvées: les orages, le givre, la neige... et je décollais dans la nuit, vers un petit jour douteux.
Or quand je pèse le dépôt que les évènements de ma vie ont laissé dans mon cœur, je découvre que compte seul le souvenir de ces corvées. Leur trace lumineuse me surprend. Je me souviens du goût de cette fraternité d'armes dans les dernières heures de la nuit. Ces mains serrées en maugréant, voilà que je reconnais avec surprise qu'elles ont laissé en moi la trace puissante d'un souvenir d'amour. Les recherches de camarades perdus, les dépannages en dissidence (1), l'excès de fatigue, cette part d'action que rien ne payait, je découvre que c'est d'abord elle qui m'a fait naitre, même si dans l'instant je n'ai pas compris son pouvoir. Quant au souvenir des nuits où j'usais ma solde, il n'est plus que cendre.

De mon travail, je n'ai jamais rien reçu qui comptât quand il n'était qu'objet d'échange au tarif kilométrique des pilotes de ligne. Mon travail ne valait rien si, en même temps qu'il me nourrissait matériellement, il ne me faisait point être « de » quelque chose. S'il ne me faisait point pilote « d'une » ligne, jardinier « d'un » jardin, architecte «d'une » cathédrale, soldat « d'une » France. Si nos créations de lignes nous enrichissaient le coeur, c'est à cause des dons quelles exigeaient de nous. La ligne naissait de nos dons. Une fois née, elle nous faisait naître. Si aujourd'hui je retrouve un camarade, je puis lui dire : « Te souviens-tu ?...» C'était une époque merveilleuse puisque noués par les mêmes dons, nous nous aimions les uns les autres.
Antoine de Saint-Exupéry.

(1) Allusion à la zone de dissidence maure du Rio de Oro, où les pilotes en panne entre Casablanca et Dakar couraient un danger. Saint Exupéry évoque ici la période où il fut chef d'aéroplace à Cap Juby (1927-1929).


Merci à Christine pour cette contribution. 


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Charles-Ferdinand Ramuz, « Le temps des engrangements » (1878-1947) :

Viens te mettre à côté de moi, sur le banc, devant la maison, femme, il va y avoir 40 ans qu’on est ensemble.
Ce soir, et puisqu’il fait si beau, et c’est aussi le soir de notre vie, tu as bien mérité, vois-tu, un petit moment de repos.
Voilà que les enfants à cette heure sont casés et s’en sont allés par le monde, et de nouveau on n’est rien que les deux, comme quand on a commencé.
Femme, tu te souviens, on avait rien pour commencer, tout était à faire, et on s’y est mis, mais c’est dur, il faut du courage, de la persévérance, il faut de l’amour et l’amour n’est pas ce qu’on croit quand on commence.
Ce n’est pas seulement ces baisers qu’on échange, ces petits mots qu’on se glisse à l’oreille, ou bien de se tenir serrés l’un contre l’autre. Le temps de la vie est long, le jour des noces n’est qu’un jour, c’est ensuite, tu te rappelles, c’est seulement ensuite qu’a commencé la vie. Il faut faire, c’est défait. Il faut refaire, et c’est défait encore.
Les enfants viennent, il faut les nourrir, les habiller, les élever, ça n’en finit plus. Il arrive aussi qu’ils soient malades; tu étais debout toute la nuit. Moi, je travaillais du matin au soir.
Il y a des fois qu’on désespère et les années se suivent et on n’avance pas.
Il semble souvent qu’on revient en arrière. Tu te souviens, femme, tous ces soucis, tous ces tracas.
Seulement, tu as été là, on est resté fidèle l’un à l’autre, et ainsi, j’ai pu m’appuyer sur toi, et toi, tu t’appuyais sur moi.
On a eu la chance d’être ensemble. On s’est mis tous les deux à la tâche, on a duré, on a tenu le coup. Le vrai amour n’est pas ce qu’on croit, le vrai amour n’est pas d’un jour, mais de toujours.
C’est de s’aider, de se comprendre, et peu à peu, on voit que tout s’arrange.
Les enfants sont devenus grands, ils ont bien tourné, on leur avait donné l’exemple. On a consolidé les assises de la maison, que toutes les maisons du pays soient solides et le pays sera solide, lui aussi.
C’est pourquoi, mets-toi à côté de moi et puis regarde, car c’est le temps de la récolte, et le temps des engrangements.
Quand il fait rose, comme ce soir, et une poussière rose monte partout entre les arbres, mets-toi tout contre moi, on ne parlera pas, on n’a plus besoin de rien se dire, on n’a besoin que d’être ensemble encore une fois, et de laisser venir la nuit dans le contentement de la tâche accomplie.

Merci à Jean-Christophe 
ainsi qu'aux Veilleurs du Mans
pour cette touchante contribution.


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Félix Eboué, « Jouer le jeu », Discours prononcé à la Distribution des prix du Lycée Carnot, à Pointe-à-Pitre, le 1er juillet 1937 :

Compagnon de la libération, Français, petit-fils d’esclave en Guyane, administrateur colonial et résistant.


A cette jeunesse que l’on sent inquiète, si incertaine devant les misères de ces temps qui sont les misères de tous les temps ; à cette jeunesse, devant les soucis matériels à conjuguer ; à cette jeunesse dont on veut de part et d’autre, exploiter les inquiétudes pour l’embrigader ; à cette jeunesse qui me fait penser à ce mot de GUYAU : "pour connaître et juger la vie il n’est pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert" ; à cette jeunesse, généreuse et spontanée, n’ai-je pas le devoir, me tournant vers elle, de l’adjurer à mon tour de rester indépendante ,
N’ai-je pas pour obligation de lui dire ; ne te laisse pas embrigader, ne souffre pas que l’on
t’enseigne comme suprême idéal le fait de marcher au pas, en colonnes parfaites, de tendre la main ou de montrer le poing. En l’acceptant, tu consacreras le triomphe de la lettre au détriment de l’esprit, parce qu’on t’aura enseigné que le rite tient lieu de culte.
Ne devons-nous pas conserver à cette jeunesse ses qualités essentielles : l’indépendance, la fierté, l’orgueil, la spontanéité, le désintéressement ?
Je ne résiste pas, quant à moi, au désir de vous indiquer, mes jeunes amis, une autre formule qui permet de gagner, sinon à tous les coups, mais de gagner sûrement en définitive.

Je vous dirai : « Jouez le jeu ! »

Jouer le jeu, c’est être désintéressé.

Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant.
Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs uniquement sur les critères de l’esprit. Et c’est se juger, soi et les autres, d’après cette gamme de valeurs. Par ainsi, il vous sera permis d’affirmer et de faire admettre que les pauvres humains perdent leur temps à ne vouloir considérer que les nuances qui les différencient, pour ne pas réfléchir à trois choses précieuses qui les réunissent: les larmes que le proverbe africain appellent “les ruisseaux sans cailloux ni sable”, le sang qui maintient la vie et, enfin, l’intelligence qui classe ces humains en hommes, en ceux qui ne le sont pas ou qui ne le sont guère ou qui ont oublié qu’ils le sont.
Jouer le jeu, c’est garder farouchement cette indépendance, parure de l’existence; ne pas se laisser séduire par l’appel des sirènes qui invitent à l’embrigadement, et répondre, en pensant aux sacrifices qu’elles exigeraient en retour :
Quelle mère je quitterais ! Et pour quel père !

Jouer le jeu, c’est savoir prendre ses responsabilités et assumer les initiatives, quand les
circonstances veulent que l’on soit seul à les endosser; c’est pratiquer le jeu d’équipe avec d’autant plus de ferveur que la notion de l’indépendance vous aura appris à rester libres quand même.
Jouer le jeu consiste à ne pas prendre le ciel et la terre à témoin de ses déconvenues, mais, au contraire, à se rappeler les conseils laminaires d’Epictète à son disciple: Il il y a des choses qui dépendent de nous; il y a des choses qui ne dépendent pas de nous”.
Jouer le jeu, c’est savoir tirer son chapeau devant les authentiques valeurs qui s’imposent par la qualité de l’esprit et faire un pieds de nez aux pédants et aux attardés.

Jouer le jeu ,c’est accepter la décision de l’arbitre que vous avez choisi ou que le libre jeu des
institutions vous a imposé.
Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderne appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine qui est faite de qualités et de défauts.

Jouer le jeu, c’est mépriser les intrigues et les cabales, ne jamais abdiquer malgré clameurs ou
murmures et poursuivre la route droite que l’on s’est tracée.

Jouer le jeu, c’est pouvoir faire la discrimination entre le sourire et la grimace; c’est s’astreindre à être vrai envers soi pour l’être envers les autres.
Jouer le jeu, c’est respecter l’opinion d’autrui, c’est l’examiner avec objectivité et la combattre seulement si on trouve en soi les raisons de ne pas l’admettre, mais alors le faire courageusement et au grand jour.
Jouer le jeu, c’est respecter nos valeurs nationales, les aimer, les servir avec passion, avec
intelligence, vivre et mourir pour elles, tout en admettant qu’au delà de nos frontières, d’authentiques valeurs sont également dignes de notre estime, de notre respect. C’est se pénétrer de cette vérité profonde que l’on peut lire au 50e verset des Vers d’or: “.. Tu sauras, autant qu’il est donné à l’homme, que la nature est partout la même..” et comprendre alors que tous les hommes sont frères et relèvent de notre amour et de notre pitié.

Jouer le jeu, dès lors, c’est s’élever contre le conseil nietzschéen du diamant au charbon : “Sois dur !" et affirmer qu’au-dessus d’une doctrine de la force, il y a une philosophie du droit.

Jouer le jeu, c’est proclamer qu’on ne ” prend pas pour juge un peuple téméraire” et poursuivre son labeur sur le chemin du juste et de l’humain, même lorsque les docteurs et les pontifes vous disent qu’il est trop humain.
Jouer le jeu, c’est fuir avec horreur l’unanimité des adhésions dans la poursuite de son labeur. C’est comprendre Descartes et admettre Saint Thomas; c’est dire : “que sais-je ?” avec Montaigne, et “Peut-être !” avec Rabelais. C’est trouver autant d’agrément à l’audition d’un chant populaire qu’aux savantes compositions musicales. C’est s’élever si haut que l’on se trouve partout à son aise, dans les somptueux palais comme dans la modeste chaumière de l’homme du peuple; c’est ne pas voir un excès d’honneur quand on est admis là, et ne pas se sentir gêné quand on est accueilli ici. (…)
Jouer le jeu, enfin, c’est mériter votre libération et signifier la sainteté, la pureté de votre esprit.

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Témoignage d'une Veilleuse nommée Nathalie : 

Bonsoir,
Je m’appelle Nathalie, comme mon prénom l’indique, je ne suis pas de l’âge moyen des veilleurs mais plutôt du double……mais je tenais à vous partager cette réflexion que j’envoies par mail car je crains de ne pouvoir veiller avec vous ce soir.
Merci de votre belle initiative courageuse. Beaucoup veillent et se croient seuls, votre invitation permet de savoir que nous sommes nombreux à veiller pour la famille. Elle soulève une très grande espérance.
La famille père-mère-enfant est le terreau naturel où l’homme et la femme se construisent. Malheureusement beaucoup de familles souffrent aujourd’hui de déchirures.
Il est bon de se demander ce que signifie veiller pour la famille, et je voudrais vous donner ce témoignage : Voilà des années que je veille, que nous veillons mon mari et moi-même, et je voudrais vous inviter à devenir des veilleurs de chaque jour et de toute la vie.
Veilleurs nous le sommes quand nous décidons d’arrêter la course du temps au service de l’amour de l’autre, spécialement du plus proche, notre conjoint. Notre premier appel de veille pour la famille est de veiller sur l’amour du couple homme- femme qui la constitue pour qu’il dure malgré les tempêtes de la vie. C’est un appel immense qui défie la raison, mais soyez fous, lancez vous dans l’aventure et osez croire qu’elle est possible !
Veilleurs nous sommes quand nous attendons l’enfant qui grandit doucement dans une veille affectueuse et prudente pour lui. Non une gestation, mais une maternité, avec une attention déjà aimante aux liens qui se tissent dès avant que les yeux ne s’ouvrent sur le monde.
Veilleurs nous le sommes quand nous prenons soin du tout petit, en lui offrant un nid de tendresse solide sur lequel il pourra s’appuyer pour ses premiers pas, quand nous veillons la nuit sur le sommeil agité, les cauchemars, la maladie.
Veilleurs nous le sommes quand nous lui apprenons pas à pas la liberté de sa conscience, veilleurs donc dans la mission éducative que nous ne pouvons confier sans discernement et que nous devons défendre. Mission qui peut exiger des renoncements incompris dans certaines sphères de la société.
Veilleurs nous le sommes quand nous expliquons le monde et ses questions à nos jeunes et nos proches, quand nous permettons à l’intelligence de s’ouvrir et de se cultiver.
Veilleurs nous le sommes quand envers et contre tout nous redisons  notre tendresse à l’enfant qui devenant adulte nous surprend et nous bouscule.
Veilleurs nous le sommes enfin auprès de nos parents âgés, effrayés parfois de l’accélération de la course du monde, fragilisés par la maladie, la vieillesse ou la solitude.
Veilleurs nous le sommes chacun, dans ce regard bienveillant –bienveillant : de « veiller au bien »- et attentif envers ceux qui nous sont proches par la famille, la vie professionnelle, le quartier.

Veilleurs depuis longtemps dans une vie ordinaire, j’ai été très heureuse de me joindre à vous vendredi et dimanche, de goûter l’espérance partagée, d’entendre la résistance nourrie d’art et de littérature, et la résistance intérieure manifestée sans bruit.
N’ayez pas peur de rester un instant en silence. Ce silence est très fort dans le brouhaha de la manifestation, le brouhaha des médias, et celui de notre colère.
Accueillez la paix intérieure dans ce silence des veilleurs.
Merci.

Merci à elle pour ce témoignage.


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Témoignage d'Antoine de Saint-Exupéry :

Ainsi, n’écoute jamais ceux qui te veulent servir en te conseillant de renoncer à
l’une de tes aspirations. Tu la connais, ta vocation, à ce qu’elle pèse en toi.

Et si tu la trahis, c’est toi que tu défigures, mais sache que ta vérité se fera
lentement, car elle est naissance d’arbre et non trouvaille d’une formule, car c’est
le temps d’abord qui joue un rôle, car il s’agit pour toi de devenir autre et de
gravir une montagne difficile.

Car, l’être neuf qui est unité dégagée dans le disparate des choses ne s’impose
point à toi comme une solution de rebus, mais comme un apaisement des litiges et une
guérison des blessures. Et son pouvoir, tu ne le connaîtrais qu’une fois qu’il sera
devenu. C’est pourquoi j’ai toujours honoré d’abord pour l’homme, comme des dieux
trop oubliés, le silence et la lenteur.

Car, il est beau d’être aussi jeunes, vous les déshérités, les malheureux et les
vaincus qui ne saviez lire dans votre héritage que la part de la mauvaise journée
d’hier. Mais, si je bâtis un temple et que vous y veniez composer la foule des
croyants, si j’ai, en vous, jeté mes graines et vous réunis là, dans la majesté du
silence afin que vous soyez moisson lente et miraculeuse, où voyez-vous qu’il y ait
lieu de désespérer ?

Vous les avez connues, les aubes de victoire où les mourants sur leurs grabats et
les cancéreux dans leur pestilence et les béquillards sur leurs béquilles et les
endettés parmi leurs huissiers et les prisonniers parmi leurs gendarmes, tous, dans
leurs divisions et leurs douleurs, se retrouvaient dans la victoire comme dans une
clef de voûte, apportée à leur communauté, et ces matins-là, cette foule disparate
devenait basilique pour le cantique de la victoire.

Tu l’as vu ainsi, l’amour prendre, comme s’établissent des racines, avec
retentissement soudain des âmes les unes sur les autres, peut-être même sous le coup
du malheur qui tout à coup se fait structure et divine clef de voûte pour tirer de
tous la même part, la même face qui collabore – et la joie vient alors de partager
son pain, ou d’offrir une place auprès de son feu. Tu faisais bien le dégoûté, comme
le podagre, avec ta maison minuscule que n’eussent même pas remplie tes amis, et
tout à coup s’ouvre le temple où seul l’ami entre, mais innombrable.

Où voyez-vous qu’il y ait lieu de désespérer ? Il n’est jamais que perpétuelle
naissance. Et certes, il existe, l’irréparable, mais il n’y a rien là, qui soit
triste ou gai, c’est l’essence même de ce qui fut. Est irréparable ma naissance
puisque me voici. Le passé est irréparable, mais le présent vous est fourni comme
matériaux en vrac aux pieds du bâtisseur et c’est à vous d’en forger l’avenir.

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Témoignage de Patrice de la Tour du Pin :



Comprends-moi, j’ai soif de la gloire avec la gorge amère des adolescents,
Quand ils prennent leur grand vol doré sur l’histoire, d’un seul claquement de cœur,
Car c’est la gloire en moi qui tressaille et qui vibre,
Elle que je maintiens pour en jouir pour longtemps, et moi qui suis patient
comme elle sera libre, quand nous aurons notre hauteur.
Ce n’est pas l’attirance des mers boréales qui me fait prendre vent dans cette matinée,
 il se déchaînera bientôt sur ces espaces, avec ma passion d’être, un tel vent
déchaîné,
Non plus la peur qui cherche ses escales et non plus je ne sais quel songe fascinant
ou quel amour battu par les angoisses, mais la gloire attendu qui monte à l’orient.
Car, il y a le vent, tous les beaux vents du ciel.
Par milliers, ils vont prendre les odeurs terrestres
et les reflets de l’éternel et l’infini des temps qu’ils pourront parcourir.

Comprends-moi donc, entre l’éternel et le reste il sera toujours moi qui cherche mon
destin
et qui doit assouvir un jour ces deux désirs pour la fidélité de mon honneur humain.

Tu voudrais bien savoir où je vais te conduire, tu as peur pour ta sagesse et pour
ta paix.
Ne plonge pas en moi comme ceux qui s’évadent, ne crois pas ne vieillir jamais.

Mon cri n’est pas un faux parce qu’il te déchire, il cherche à surgir au-delà
de tout cet artifice et de ces vaines parades, car la gloire est faite pour moi.

Je ne vole pas pour la seule joie des membres, tout ce qui sait aimer et palpitant,
tout ce qui vibre et qui entend, tout ce qui tremble, je ne veux pas l’abandonner.

Quel sera la fin, la réelle conquête, le triomphe à la ligne du temps ?
J’ai besoin de la joie de mes sens, de ma tête pour accomplir ma destinée.
J’ai besoin de la joie de mon âme.

Tu frémis de la folie d’un tel vol ? Regarde moi, ai-je l’air de mentir ?

Car, nous manquons de sang, je hais ce qui s’étiole de grandeur, je hais aussi ce
qui s’enflamme et renonce, n’ayant pas d’altitude au cœur.
Je veux créer de tout ce qui bat et respire, ce royaume de la vie intérieure.