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Poésie





Louis Aragon, « Je vous salue ma France » (Extrait du Musée Grévin, 1943)

Je vous salue ma France, arrachée aux fantômes !
Ô rendue à la paix ! Vaisseau sauvé des eaux…
Pays qui chante : Orléans, Beaugency, Vendôme !
Cloches, cloches, sonnez l’angélus des oiseaux !
Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle,
Jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop.
Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…
Je vous salue, ma France, où les vents se calmèrent !
Ma France de toujours, que la géographie
Ouvre comme une paume aux souffles de la mer
Pour que l’oiseau du large y vienne et se confie.
Je vous salue, ma France, où l’oiseau de passage,
De Lille à Roncevaux, de Brest au Montcenis,
Pour la première fois a fait l’apprentissage
De ce qu’il peut coûter d’abandonner un nid !
Patrie également à la colombe ou l’aigle,
De l’audace et du chant doublement habitée !
Je vous salue, ma France, où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité…
Je vous salue, ma France, où le peuple est habile
À ces travaux qui font les jours émerveillés
Et que l’on vient de loin saluer dans sa ville
Paris, mon cœur, trois ans vainement fusillé !
Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe
Cet arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus,
Liberté dont frémit le silence des harpes,
Ma France d’au-delà le déluge, salut !

****



Paul Eluard, « Faire vivre » :

Ils étaient quelques-uns qui vivaient dans la nuit
En rêvant du ciel caressant
Ils étaient quelques-uns qui aimaient la forêt
Et qui croyaient au bois brûlant
L’odeur des fleurs les ravissait même de loin
La nudité de leurs désirs les recouvrait
Ils joignaient dans leur coeur le souffle mesuré
A ce rien d’ambition de la vie naturelle
Qui grandit dans l’été comme un été plus fort
Ils joignaient dans leur coeur l’espoir du temps qui vient
Et qui salue même de loin un autre temps
A des amours plus obstinées que le désert
Un tout petit peu de sommeil
Les rendait au soleil futur
Ils duraient ils savaient que vivre perpétue
Et leurs besoins obscurs engendraient la clarté
*
Ils n’étaient que quelques-uns
Ils furent foule soudain
Ceci est de tous les temps.

****



Victor Hugo, Les Châtiments, « Souvenir de la nuit du Quatre » :



L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.

Le logis était propre, humble, paisible, honnête;

On voyait un rameau bénit sur un portrait.

Une vieille grand-mère était là qui pleurait.

Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,

Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie en buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,
Disant : "Comme il est blanc! approchez donc la lampe !
Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe !"
Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
La nuit était lugubre; on entendait des coups
De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.
- Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres.
Et l'on prit un drap blanc dans l'armoire en noyer.
L'aïeule cependant l'approchait du foyer,
Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.
Hélas! ce que la mort touche de ses mains froides
Ne se réchauffe plus aux foyers d'ici-bas!
Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
"Est-ce que ce n'est pas une chose qui navre!
Cria-t-elle ! monsieur, il n'avait pas huit ans !
Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
C'est lui qui l'écrivait. Est-ce qu'on va se mettre
A tuer les enfants maintenant? Ah! mon Dieu!
On est donc des brigands ? Je vous demande un peu,
Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre!
Dire qu'ils m'ont tué ce pauvre petit être!
Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte;
Cela n'aurait rien fait à monsieur Bonaparte
De me tuer au lieu de tuer mon enfant! "
Elle s'interrompit, les sanglots l'étouffant,
Puis elle dit, et tous pleuraient près de l'aïeule :
"Que vais-je devenir à présent, toute seule?
Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd'hui.
Hélas! je n'avais plus de sa mère que lui.
Pourquoi l'a-t-on tué ? Je veux qu'on me l'explique.
L'enfant n'a pas crié vive la République."
Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
Tremblant devant ce deuil qu'on ne console pas.

Vous ne compreniez point, mère, la politique.
Monsieur Napoléon, c'est son nom authentique,
Est pauvre, et même prince; il aime les palais;
Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets,
De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
La famille, l'église et la société;
Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l'été,
Où viendront l'adorer les préfets et les maires,
C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand-mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

Jersey, 2 décembre 1852

****



Robert Lamoureux, « Eloge de la fatigue » :

Vous me dites, Monsieur, que j'ai mauvaise mine,
Qu'avec cette vie que je mène, je me ruine,
Que l'on ne gagne rien à trop se prodiguer,
Vous me dites enfin que je suis fatigué.
Oui je suis fatigué, Monsieur, et je m'en flatte.
J'ai tout de fatigué, la voix, le coeur, la rate,
Je m'endors épuisé, je me réveille las,
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m'en soucie pas.
Ou quand je m'en soucie, je me ridiculise.
La fatigue souvent n'est qu'une vantardise.
On n'est jamais aussi fatigué qu'on le croit !
Et quand cela serait, n'en a-t-on pas le droit ?

Je ne vous parle pas des sombres lassitudes,
Qu'on a lorsque le corps harassé d'habitude,
N'a plus pour se mouvoir que de pâles raisons...
Lorsqu'on a fait de soi son unique horizon...
Lorsqu'on a rien à perdre, à vaincre, ou à défendre...
Cette fatigue-là est mauvaise à entendre ;
Elle fait le front lourd, l'oeil morne, le dos rond.
Et vous donne l'aspect d'un vivant moribond...

Mais se sentir plier sous le poids formidable
Des vies dont un beau jour on s'est fait responsable,
Savoir qu'on a des joies ou des pleurs dans ses mains,
Savoir qu'on est l'outil, qu'on est le lendemain,
Savoir qu'on est le chef, savoir qu'on est la source,
Aider une existence à continuer sa course,
Et pour cela se battre à s'en user le coeur...
Cette fatigue-là, Monsieur, c'est du bonheur.

Et sûr qu'à chaque pas, à chaque assaut qu'on livre,
On va aider un être à vivre ou à survivre ;
Et sûr qu'on est le port et la route et le quai,
Où prendrait-on le droit d'être trop fatigué ?
Ceux qui font de leur vie une belle aventure,
Marquant chaque victoire, en creux, sur la figure,
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus
Parmi tant d'autres creux il passe inaperçu.

La fatigue, Monsieur, c'est un prix toujours juste,
C'est le prix d'une journée d'efforts et de luttes.
C'est le prix d'un labeur, d'un mur ou d'un exploit,
Non pas le prix qu'on paie, mais celui qu'on reçoit.
C'est le prix d'un travail, d'une journée remplie,
C'est la preuve, Monsieur, qu'on marche avec la vie.

Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
J'écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ;
Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance,
Et ma fatigue alors est une récompense.

Et vous me conseillez d'aller me reposer !
Mais si j'acceptais là, ce que vous me proposez,
Si j'abandonnais à votre douce intrigue...
Mais je mourrais, Monsieur, tristement... de fatigue.

****


Françoise Saillen, « L'espérance » : 

Au milieu d'une Création qui crie sa souffrance
L'Espérance se faufile sans bruit
Elle est bien là, au carrefour de nos errances
Quand elle vient dissiper nos nuits

Au milieu d'un monde qui ne sait plus voir le ciel
L'Espérance chante son hymne
Il suffit que nos regards se tournent vers elle
Pour que soient chassées nos abîmes

L'Espérance se sème à tout vent
Et devient le germe d'une vie plus belle
Elle raffermit les cœurs en leur donnant
Une énergie nouvelle

Au milieu d'un quotidien
Souvent envahi par le doute ou le chagrin
L'Espérance vient rallumer la flamme
Et sécher toutes les larmes

L'Espérance est la Lumière
Qui donne un sens à notre vie
Et les cœurs qu'elle éclaire
Retrouvent paix et harmonie




****

Robert Desnos, « Demain », Etat de veille (1942) :

Âgé de cent-mille ans, j'aurais encore la force
De t'attendre, o demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir: neuf est le matin, neuf est le soir.

Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.



Merci à Madeleine.

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Rudyard Kipling, "Si" :

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te remettre à rebâtir,
Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un seul mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils



Merci à François
et à Jean-Samuel.

****
Pierre Guilbert, "Alors, la paix viendra" : 
Une autre forme de "Si" :) .



Si tu crois qu’un sourire est plus fort qu’une arme,
Si tu crois à la puissance d’une main offerte,
Si tu crois que ce qui rassemble les hommes est plus important que ce qui les divise,
Si tu crois qu’être différent est une richesse et non pas un danger,
Si tu sais regarder l’autre avec un brin d’amour.
Si tu sais préférer l’espérance au soupçon....
Alors, la paix viendra

Si tu estimes que c’est à toi de faire le premier pas plutôt qu’à l’autre,
Si le regard d’un enfant parvient encore à désarmer ton cœur,
Si tu peux te réjouir de la joie de ton voisin.
Si l’injustice qui frappe les autres te révolte autant que celle que tu subis,
Si pour toi l’étranger est un frère qui t’es proposé,
Si tu sais donner gratuitement un peu de ton temps par amour.
Si tu sais accepter qu’un autre te rende service,
Si tu partages ton pain et que tu saches y joindre un morceau de ton cœur
Si tu crois qu’un pardon va plus loin qu’une vengeance...
Alors, la paix viendra

Si tu sais chanter le bonheur des autres et danser leur allégresse,
Si tu peux écouter le malheureux que te fait perdre ton temps et lui garder ton sourire,
Si tu sais accepter la critique et en faire ton profit sans la renvoyer et te défendre.
Si tu sais accueillir et adopter un avis différent du tien...
Alors, la paix viendra

Si tu refuses de battre ta coulpe sur la poitrine des autres,
Si pour toi l’autre est d’abord un frère,
Si la colère est pour toi une faiblesse, non une preuve de force,
Si tu préfères être lésé plutôt que de faire tort à quelqu’un,
Si tu refuses qu’après toi ce soit le déluge,
Si tu te ranges du côté du pauvre et de l’opprimé sans te prendre pour un héros,
Si tu crois que l’amour est la seule force de persuasion,
Si tu crois que la paix est possible
Alors la paix viendra.






Merci à Pierre.



****

Jean de La Fontaine, « Le chêne et le roseau » :

 Le chêne, symbole de puissance, d’autorité ou d'orgueil ; et le roseau, associé au contraire à la faiblesse ou à la vulnérabilité. Ici, face à la vulnérabilité qui s'adapte et résiste, l'orgueil et la puissance chutent.


Le Chêne un jour dit au Roseau :
Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du Soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.


Merci à Laurence.

****

Charles Baudelaire - "Recueillement" 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.


****

Louis Aragon - "La Rose et le Réséda" (1943)

La Rose et le Réséda
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fût de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfèrent les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule il se mêle
A la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda


****

Lord Alfred TENNYSON, « Ulysses » :

Venez mes amis,
Il n'est pas trop tard pour partir en quête d'un monde nouveau,
Car j'ai toujours le propos de voguer au-delà du soleil couchant,
Et si nous avons perdu cette force qui autrefois remuait la terre et le ciel,
Ce que nous sommes, nous le sommes,
Des cœurs héroïques et d'une même trempe,
Affaiblis par le temps et le destin,
Mais forts par la volonté de chercher, de combattre, de trouver, et de ne rien céder.


****



Victor Hugo - "Liberté !" 


De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l'aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?

Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L'aile pour l'accrocher au clou de ta fenêtre ?
Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela ?
Qu'est-ce qu'ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle ?
Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle ?
Qui sait si le verdier qu'on dérobe aux rameaux,
Qui sait si le malheur qu'on fait aux animaux
Et si la servitude inutile des bêtes
Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes ?
Qui sait si le carcan ne sort pas des licous ?
Oh! de nos actions qui sait les contre-coups,
Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
Tant de choses qu'on fait en riant sur la terre ?
Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
Tous ces buveurs d'azur faits pour s'enivrer d'air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas à l'homme en heurtant ces barreaux ?

Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde !
Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants ?
À tous ces enfermés donnez la clef des champs !
Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles ;
Les âmes expieront tout ce qu'on fait aux ailes.
La balance invisible a deux plateaux obscurs.
Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs !
Du treillage aux fils d'or naissent les noires grilles ;
La volière sinistre est mère des bastilles.
Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux !
Toute la liberté qu'on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
Tu veux être libre, homme ? et de quel droit, ayant
Chez toi le détenu, ce témoin effrayant ?
Ce qu'on croit sans défense est défendu par l'ombre. 
Toute l'immensité sur ce pauvre oiseau sombre
Se penche, et te dévoue à l'expiation.
Je t'admire, oppresseur, criant: oppression !
Le sort te tient pendant que ta démence brave
Ce forçat qui sur toi jette une ombre d'esclave
Et la cage qui pend au seuil de ta maison
Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.


****

Jean de La Fontaine, "Le Loup et l'Agneau"

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

****

Paul Eluard, "La nuit n'est jamais complète"

La nuit n'est jamais complète.
Il y a toujours puisque je le dis,
Puisque je l'affirme,
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte,
Une fenêtre éclairée.
Il y a toujours un rêve qui veille,
Désir à combler, faim à satisfaire,
Un cœur généreux,
Une main tendue, une main ouverte,
Des yeux attentifs,
Une vie, la vie à se partager.

****

Paul Eluard, "Liberté"

Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neige
J'écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom

Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom

Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom

Sur chaque bouffées d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom

Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes raisons réunies
J'écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attendries
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom

Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom

Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

****

Louis Aragon, "Ballade de celui qui chanta dans les supplices" :

Et s'il était à refaire
Je referais ce chemin
Une voix monte des fers
Et parle des lendemains
On dit que dans sa cellule
Deux hommes cette nuit-là
Lui murmuraient "Capitule
De cette vie es-tu las
Tu peux vivre tu peux vivre
Tu peux vivre comme nous
Dis le mot qui te délivre
Et tu peux vivre à genoux"
Et s'il était à refaire
Je referais ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle pour les lendemains
Rien qu'un mot la porte cède
S'ouvre et tu sors Rien qu'un mot
Le bourreau se dépossède
Sésame Finis tes maux
Rien qu'un mot rien qu'un mensonge
Pour transformer ton destin
Songe songe songe songe
A la douceur des matins
Et si c'était à refaire
Je referais ce chemin
La voix qui monte des fers
Parle aux hommes de demain
J'ai tout dit ce qu'on peut dire
L'exemple du Roi Henri
Un cheval pour mon empire
Une messe pour Paris
Rien à faire Alors qu'ils partent
Sur lui retombe son sang
C'était son unique carte
Périsse cet innocent
Et si c'était à refaire
Referait-il ce chemin
La voix qui monte des fers
Dit je le ferai demain
Je meurs et France demeure
Mon amour et mon refus
O mes amis si je meurs
Vous saurez pour quoi ce fut
Ils sont venus pour le prendre
Ils parlent en allemand
L'un traduit Veux-tu te rendre
Il répète calmement
Et si c'était à refaire
Je referais ce chemin
Sous vos coups chargés de fers
Que chantent les lendemains
Il chantait lui sous les balles
Des mots sanglant est levé
D'une seconde rafale
Il a fallu l'achever
Une autre chanson française
A ses lèvres est montée
Finissant la Marseillaise
Pour toute l'humanité



****

Andrée Chedid, "L'espérance" :

J'ai ancré l'espérance
Aux racines de la vieFace aux ténèbres
J’ai dressé des clartés
Planté des flambeaux
À la lisière des nuits

Des clartés qui persistent
Des flambeaux qui se glissent
Entre ombres et barbaries

Des clartés qui renaissent
Des flambeaux qui se dressent
Sans jamais dépérir

J’enracine l’espérance
Dans le terreau du cœur
J’adopte toute l’espérance
En son esprit frondeur.

 Merci à Olivia et Arnaud pour cette contribution.
****

Victor Hugo, "Lorsque l'enfant paraît" :



Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris. 

Son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux,

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain à voir l'enfant paraître,

Innocent et joyeux.



Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre

Fasse autour d'un grand feu vacillant dans la chambre

Les chaises se toucher,

Quand l'enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.

On rit, on se récrie, on l'appelle, et sa mère

Tremble à le voir marcher.


Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poètes, de l'âme
Qui s'élève en priant ;
L'enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poètes saints ! la grave causerie
S'arrête en souriant.

La nuit, quand l'homme dort, quand l'esprit rêve, à l'heure
Où l'on entend gémir, comme une voix qui pleure,
L'onde entre les roseaux,
Si l'aube tout à coup là-bas luit comme un phare,
Sa clarté dans les champs éveille une fanfare
De cloches et d'oiseaux.

Enfant, vous êtes l'aube et mon âme est la plaine
Qui des plus douces fleurs embaume son haleine
Quand vous la respirez ;
Mon âme est la forêt dont les sombres ramures
S'emplissent pour vous seul de suaves murmures
Et de rayons dorés !

Car vos beaux yeux sont pleins de douceurs infinies,
Car vos petites mains, joyeuses et bénies,
N'ont point mal fait encor ;
Jamais vos jeunes pas n'ont touché notre fange,
Tête sacrée ! enfant aux cheveux blonds ! bel ange
À l'auréole d'or !

Vous êtes parmi nous la colombe de l'arche.
Vos pieds tendres et purs n'ont point l'âge où l'on marche.
Vos ailes sont d'azur.
Sans le comprendre encor vous regardez le monde.
Double virginité ! corps où rien n'est immonde,
Âme où rien n'est impur !

Il est si beau, l'enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers !

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j'aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l'été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !

Merci à François pour cette contribution.

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Samuel Ullman, "Être jeune" :


Poème favoris du général Mc Arthur.

La jeunesse n’est pas une période de la vie,
elle est un état d’esprit, un effet de la volonté,
une qualité de l’imagination, une intensité émotive,
une victoire du courage sur la timidité,
du goût de l’aventure sur l’amour du confort.

On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d’années :
on devient vieux parce qu’on a déserté son idéal.

Les années rident la peau ; renoncer à son idéal ride l’âme.
Les préoccupations, les doutes, les craintes et les désespoirs
sont les ennemis qui, lentement, nous font pencher vers la terre
et devenir poussière avant la mort.

Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille.

Il demande comme l’enfant insatiable : "Et après ? "
Il défie les événements
et trouve de la joie au jeu de la vie.

Vous êtes aussi jeune que votre foi. Aussi vieux que votre doute.
Aussi jeune que votre confiance en vous-même.
Aussi jeune que votre espoir. Aussi vieux que votre abattement.

Vous resterez jeune tant que vous resterez réceptif.
Réceptif à ce qui est beau, bon et grand.

Réceptif aux messages
de la nature, de l’homme et de l’infini.

Si un jour, votre cœur allait être mordu par le pessimisme
et rongé par le cynisme,

puisse Dieu avoir pitié de votre âme de vieillard.

 Merci à Grégoire.


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William Henley, « Invictus » :

Dans la nuit qui m'environne,
Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Je loue les dieux qui me donnent
Une âme à la fois noble et fière.

Prisonnier de ma situation,
Je ne veux pas me rebeller,
Meurtri par les tribulations,
Je suis debout, bien que blessé.

En ce lieu d'opprobre et de pleurs,
Je ne vois qu'horreur et ombres
Les années s'annoncent sombres
Mais je ne connaitrai pas la peur.

Aussi étroit que soit le chemin,
Bien qu'on m'accuse et qu'on me blâme:
Je suis maître de mon destin;
Et capitaine de mon âme.



Merci à Marine.

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 Victor Hugo, « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », Les Châtiments :  

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front.
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime.
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime.
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C'est le prophète saint prosterné devant l'arche,
C'est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche.
Ceux dont le coeur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d'être en ne pensant pas.
Ils s'appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N'a jamais de figure et n'a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids sans but, sans noeud, sans âge ;
Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage ;
Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule ;
Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.

Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière,
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l'on va,
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova,
Regarder sans respect l'astre, la fleur, la femme,
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l'âme,
Pour de vains résultats faire de vains efforts,
N'attendre rien d'en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d'immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ;
Et j'aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, coeurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu'une âme en vos cohues !






Merci à Marie-Amélie.


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Nâzim Hikmet, Quelques extraits :

Poète turque, a appartenu au PC, devenu polonais

"Je suis dans la clarté qui s’avance
Mes mains sont toutes pleines de désir, le monde est beau.
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres,
Les arbres si pleins d’espoir, les arbres si verts.
Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
[…] Les œillets ont dû fleurir quelque part.
Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n’est pas la question,
La question est de ne pas se rendre…"

 "La vie n'est pas une plaisanterie
Tu la prendras au sérieux,
Comme le fait un écureuil, par exemple,
Sans rien attendre du dehors et d'au-delà
Tu n'auras rien d'autre à faire que de vivre.
La vie n'est pas une plaisanterie,
Tu la prendras au sérieux,
Mais au sérieux à tel point,
Qu'adossé au mur, par exemple, les mains liées
Ou dans un laboratoire
En chemise blanche avec de grandes lunettes,
Tu mourras pour que vivent les hommes,
Les hommes dont tu n'auras même pas vu le visage,
Et tu mourras tout en sachant
Que rien n'est plus beau, que rien n'est plus vrai que la vie.
Tu la prendras au sérieux
Mais au sérieux à tel point
Qu'à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers
Non pas pour qu'ils restent à tes enfants
Mais parce que tu ne croiras pas à la mort
Tout en la redoutant
Mais parce que la vie pèsera plus lourd dans la balance."


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Paul Eluard, « La nécessité » :

Sans grande cérémonie à terre
Près de ceux qui gardent leur équilibre
Sur cette misère de tout repos
Tout près de la bonne voie
Dans la poussière du sérieux
J'établis les rapports entre l'homme et la femme
Entre les fontes du soleil et le sac à bourdons
Entre les grottes enchantées et l'avalanche
Entre les yeux cernés et le rire aux abois
Entre la merlette héraldique et l'étoile de l'ail
Entre le fil à plomb et le bruit du vent
Entre la fontaine aux fourmis et la culture des framboises
Entre le fer à cheval et le bout des doigts
Entre la calcédoine et l'hiver en épingles
Entre l'arbre à prunelles et le mimétisme constaté
Entre l'araucaria et la tête d'un nain
Entre les rails aux embrachements et la colombe rousse
Entre l'homme et la femme
Entre ma solitude et toi.



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Paul Eluard, « Crier » (1940) :

Ici l’action se simplifie
J’ai renversé le paysage inexplicable du mensonge
J’ai renversé les gestes sans lumière et les jours impuissants
J’ai par-dessus terre jeté les propos lus et entendus
Je me mets à crier
Chacun parlait trop bas et écrivait
Trop bas
J’ai reculé les limites du cri
L’action se simplifie
Car j’enlève à la mort cette vue sur la vie
Qui lui donnait sa place devant moi
D’un cri        
Tant de choses ont disparu
Que rien jamais ne disparaîtra plus
De ce qui mérite de vivre
Je suis bien sûr maintenant que l’été
Chante sous les portes froides
Sous des armures opposées
Les saisons brûlent dans mon cœur
Les saisons les hommes leurs astres
Tout tremblants d’être si semblables
Et mon cri nu monte une marche
De l’immense escalier de joie
Et ce feu nu qui m’alourdit
Me rend ma force douce et dure
Ainsi voici mûrir un fruit
Brûlant de froid givré de sueur
Voici la place généreuse
Où ne dorment que les rêveurs
Le temps est beau crions plus fort
Pour que les rêveurs dorment mieux
Enveloppés dans des paroles
Qui font le beau temps dans mes yeux
Je suis bien sûr qu’à tout moment
Aïeul et fils de mes amours
De mon espoir
Le bonheur jaillit de mon cri
Pour la recherche la plus haute
Un cri dont le mien soit l’écho.
                   
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Paul Eluard, « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » :



À mes amis exigeants

Si je vous dis que le soleil dans la forêt
Est comme un ventre qui se donne dans un lit
Vous me croyez vous approuvez tous mes désirs
Si je vous dis que le cristal d’un jour de pluie
Sonne toujours dans la paresse de l’amour
Vous me croyez vous allongez le temps d’aimer
Si je vous dis que sur les branches de mon lit
Fait son nid un oiseau qui ne dit jamais oui
Vous me croyez vous partagez mon inquiétude
Si je vous dis que dans le golfe d’une source
Tourne la clé d’un fleuve entr’ouvrant la verdure
Vous me croyez encore plus vous comprenez
Mais si je chante sans détours ma rue entière
Et mon pays entier comme une rue sans fin
Vous ne me croyez plus vous allez au désert
Car vous marchez sans but sans savoir que les hommes
Ont besoin d’être unis d’espérer de lutter
Pour expliquer le monde et pour le transformer
D’un seul pas de mon coeur je vous entraînerai
Je suis sans forces j’ai vécu je vis encore
Mais je m’étonne de parler pour vous ravir
Quand je voudrais vous libérer pour vous confondre
Aussi bien avec l’algue et le jonc de l’aurore
Qu’avec nos frères qui construisent leur lumière



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Paul Eluard, « Athena » :

Peuple grec peuple roi peuple désespéré
Tu n’as plus rien à perdre que la liberté
Ton amour de la liberté de la justice
Et l’infini respect que tu as de toi-même
Peuple roi tu n’es pas menacé de mourir
Tu es semblable à ton amour tu es candide
Et ton corps et ton cœur ont faim d’éternité
Peuple roi tu as cru que le pain t’était dû
Et que l’on te donnait honnêtement des armes
Pour sauver ton honneur et rétablir ta loi
Peuple désespéré ne te fie qu’à tes armes
On t’en a fait la charité fais-en l’espoir
Oppose cet espoir à la lumière noire
A la mort sans pardon qui n’a plus pied chez toi
Peuple désespéré mais peuple de héros
Peuple de meurt-de-faim gourmands de leur patrie
Petit et grand à la mesure de ton temps
Peuple grec à jamais maître de tes désirs
La chair et l’idéal de la chair conjugués
Les désirs naturels la liberté le pain
La liberté pareille à la mer au soleil
Le pain pareil aux dieux le pain qui joint les hommes
Le bien réel et lumineux plus fort que tout
Plus fort que la douleur et que nos ennemis.



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José-María de Heredia, « Les conquérants » :

 

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.
Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré;
Ou, penchés à l'avant de blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles