Louis Aragon, "La chanson de France",
Morceau choisi dans Le crève-coeur (1941) :
Tant
qu’un enfant rêvera de l’aurore,
tant
qu’une rose embaumera la nuit,
tant
qu’un coeur quelque part éprouvera le vertige,
tant
qu’un pas chantera sur la chaussée,
tant
que l’hiver quelqu’un se souviendra du printemps,
tant
qu’il y aura dans la tête d’un seul homme
une
manière de musique,
et
dans le silence une douceur comparable à la femme aimée,
tant
qu’il flottera un peu de jour sur le monde et sa destinée …
…
on entendra la chanson de France.
Tant
qu’il y aura dans la dernière maison de l’univers
un
restant de chaleur et de tendresse,
tant
que dans la dernière chambre humaine dévastée
un
bout de miroir encore se souviendra de la beauté,
tant
qu’une trace de pied nu attestera le passage
d’un
être de chair et de sang sur une plage,
tant
qu’un livre sera pour des yeux la porte des songeries,
tant
que de la cathédrale à l’audace des ponts,
de
la fresque à la carte postale,
et
de la prose de Sainte-Eulalie
à
la parole enregistrée d’un poète qui naîtra,
toute
forme de la mémoire n’aura pas été saccagée,
anéantie
…
…
on entendra la chanson de France.
Tant
qu’une petite fille bercera sa poupée,
tant
qu’on aura plaisir à Peau d’Ane
ou
à la Belle au bois dormant,
tant
que les garçons lanceront des pierres plates
sur
l’eau des rivières,
tant
qu’on s’appellera tout bonnement Marie ou Jean,
tant
qu’on jouera à la main chaude, aux billes,
aux
barres, à chat-perché,
tant
qu’on cachera des fèves dans la brioche au jour des Rois
et
qu’on fera des crêpes en carnaval,
tant
que les tout-petits s’essaieront à retrouver sur les pianos
l’air
d’Au clair de la Lune,
tant
qu’on dira d’Yseut, de Manon, de Nana …
…
on entendra la chanson de France.
Mais
surtout, mes amis,
quels
que soient les péripéties de l’immense troupeau,
les
catastrophes des continents,
les
aléas monstrueux de l’histoire,
surtout,
surtout,
quelles
que soient les transformations imprévisibles
d’une
humanité en proie aux miracles de son esprit,
aux
conséquences infinies de l’immense partie d’échecs
qui
va donner la clé de l’avenir,
quels
que soient les développements de ce qu’elle enfante,
et
l’apocalypse commencée,
ô
mes amis surtout,
tant
que s’élèvera la double harmonie aux répons merveilleux,
qui
de deux noms dit tout un peuple,
et
c’est Jeanne d’Arc et Fabien,
soyez-en
sûrs, on l’entendra …
…
car c’est la chanson de France.