Antoine de Saint-Exupéry, "Que faut-il dire aux hommes ?", Lettre au général X, 30 juillet 1944 :
Tout cela pour
vous expliquer que cette existence grégaire au coeur d’une base américaine, ces
repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de
2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassé à trois par
chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le
coeur.
Ca aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin
1940, c’est une maladie à passer. Je suis "malade" pour un temps
inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie.
Voilà tout.
Aujourd’hui, je suis
profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute
substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les
Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une
action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.
On
ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans.
Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fut répondu à la vie
spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui nous sommes
plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes,
les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire
aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout
lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie
spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne.
Comme dit la jeunesse américaine, "nous acceptons honnêtement ce job
ingrat" et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec
désespoir.
De
la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre
de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de
publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans
clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes
mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah !
Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes
une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur
eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de
frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On
ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant
villageois du 15 ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que
la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes
n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font
robots.
Tous
les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les
impasses du système économique du XIX ème siècle et le désespoir spirituel.
Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ?
Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai
des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a
guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une
vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui
satisfasse l’homme. Ca déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est
qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre
nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu
au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison -cet amour
inconnaissable aux Etats-Unis - est déjà de la vie de l’esprit.
Et
la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué
depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a
escamotés : ils avaient fini de servir) . Cela c’est de l’époque, non de
l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.
Il faut absolument parler aux
hommes.