Eugène
Ionesco, « Oser ne pas penser comme les autres », Antidotes (1977) :
Ne pas penser
comme les autres vous met dans une situation bien désagréable. Ne pas penser
comme les autres, cela veut dire simplement que l'on pense. Les autres, qui
croient penser, adoptent, en fait, sans réfléchir, les slogans qui circulent,
ou bien, ils sont la proie de passions dévorantes qu'ils se refusent
d'analyser. Pourquoi refusent-ils, ces autres, de démonter les systèmes de
clichés, les cristallisations de clichés qui constituent leur philosophie toute
faite, comme des vêtements de confection ? En premier lieu, évidemment, parce
que les idées reçues servent leurs intérêts ou leurs impulsions, parce que cela
donne bonne conscience et justifie leurs agissements. Nous savons tous que l'on
peut commettre les crimes les plus abominables au nom d'une cause "noble
et généreuse". Il y a aussi les cas de ceux, nombreux, qui
n'ont pas le courage de ne pas avoir "des idées comme tout le monde, ou
des réactions communes". Cela est d'autant plus ennuyeux que c'est, presque
toujours, le solitaire qui a raison. C'est une poignée de quelques
hommes, méconnus, isolés au départ, qui change la face du monde. La minorité
devient la majorité. Lorsque les "quelques-uns" sont devenus les plus
nombreux et les plus écoutés, c'est à ce moment là que la vérité est faussée.
Depuis
toujours, j'ai l'habitude de penser contre les autres. Lycéen, puis étudiant,
je polémiquais avec mes professeurs et mes camarades. J'essayais de critiquer,
je refusais "les grandes pensées" que l'on voulait me fourrer dans la
tête ou l'estomac, il y a à cela, sans doute, des raisons psychologiques dont
je suis conscient. De toute manière, je suis heureux d'être comme je suis.
Ainsi donc, je suis vraiment un solitaire parce que je n'accepte pas d'avoir
les idées des autres.
Mais qui sont
"les autres" ? Suis-je seul ? Est-ce qu'il y a des solitaires ?
En fait, les
autres ce sont les gens de votre milieu. Ce milieu peut même constituer une
minorité qui est, pour vous, tout le monde. Si vous vivez dans cette
"minorité, cette "minorité" exerce, sur celui qui ne pense pas
comme elle, un dramatique terrorisme intellectuel et sentimental, une
oppression à peu près insoutenable. Il m'est arrivé, quelque fois, par fatigue,
par angoisse, de désirer et d'essayer de "penser" comme les autres.
Finalement, mon tempérament m'a empêché de céder à ce genre de tentation.
J'aurais été brisé, finalement, si je ne m'étais pas aperçu que, en réalité, je
n'étais pas seul. Il me suffisait de changer de milieu, voire de pays, pour y
trouver des frères, des solitaires qui sentaient et réagissaient comme moi.
Souvent, rompant avec le "tout le monde" de mon milieu restreint,
j'ai rencontré de très nombreux "solitaires " appartenant à ce qu'on
appelle à juste raison, la majorité silencieuse. Il est très difficile de savoir
où se trouve la minorité, où se trouve la majorité, difficile également de
savoir si on est en avant ou en arrière. Combien de personnes, de classes
sociales les plus différentes, ne se sont-elles reconnues en moi ?
Nous ne sommes
donc pas seuls. Je dis cela pour encourager les solitaires, c'est-à-dire ceux
qui se sentent égarés dans leur milieu. Mais alors, si les solitaires sont
nombreux, s'il y a peut-être même une majorité de solitaires, cette
majorité a-t-elle toujours raison ? Cette pensée me donne le vertige. Je reste
tout de même convaincu que l'on a raison de s'opposer à son milieu.
Merci à Philippine pour cette contribution.